C’est une Viola blême, à bout de nerfs, qui attend sa mère. À son tour, elle se met à pleurer. Elle serre sa fille contre elle. Elles restent ainsi dans le couloir pendant de longues minutes avant que Cyn parvienne à se ressaisir la première.
Autour d’une tasse de thé, Viola raconte à sa mère où en sont les investigations.
« Selon la police, il s’agit d’un accident. »
Cyn ne peut taire ses doutes.
« Eddie m’a appelée avant que je m’envole pour Vienne. Il voulait me raconter quelque chose. T’en a-t-il parlé ?
— Non. » Elle secoue la tête. « Aucune idée de ce qu’il te voulait. Peut-être… Non.
— Dis-moi.
— Je crois que, depuis quelque temps, il en pinçait pour moi.
— Et toi ?
— Je l’aimais bien. Comme un ami.
— Tu crois que c’est de ça qu’il voulait me parler ?
— Une simple supposition. » Elle hausse les épaules.
Espérons qu’il ne s’agissait que de ça. Mais pourquoi donc aurait-il fait allusion à Freemee ?
Une fois de plus. Cyn essaye de joindre Annie Brickle depuis sa ligne fixe. Lorsqu’on décroche, son estomac se noue. Elle reconnaît à peine la voix de son amie. Elle fait des efforts surhumains pour ne pas s’effondrer.
« Annie, je suis désolée, balbutie-t-elle. Tu veux que je vienne ? Dans trois quarts d’heure, je peux être chez toi.
— Ce… serait bien, sanglote-t-elle.
— À tout de suite.
— Tu viens ? demande Cyn à sa fille.
— J’aime mieux pas. » Elle secoue la tête.
« Je comprends. »
Cyn prend un taxi. Elle se sent plus en sûreté que dans les transports en commun. Elle n’a rien dit à sa fille des événements survenus à Vienne. Elle ne veut pas l’inquiéter inutilement.
Lorsqu’Annie lui ouvre, elle a l’air dévastée.
Cyn la prend dans ses bras. Sans un mot, elle la conduit dans la cuisine.
Les mains tremblantes, Annie essaye de préparer du thé. Cyn la relaie. Son amie parle en balbutiant, ses propos sont incohérents.
« C’était un accident, d’après la police… La foule sur le quai… Sur les enregistrements des caméras, on ne voit rien de précis… Pas de témoins… C’est la faute à personne, m’ont-ils dit. »
Assise, elle regarde dans le vide. Sur son visage, les larmes coulent jusqu’à son menton.
Cyn pose une assiette devant elle. J’aimerais bien voir ces vidéos. Encore que… « J’aimerais bien » n’est pas la meilleure expression pour l’occasion. Elle ne lui fait pas part du soupçon qui, doucement, s’installe dans son esprit.
« Il était si content de passer son permis », dit Annie d’une voix terne.
Cyn se tait. Elle trempe ses lèvres dans sa boisson chaude. Elle écoute les bruits de la cuisine, le brouhaha de la rue. Des images d’Eddie et de Viola, enfants, lui retiennent en mémoire. Un enfant pensif aux grands yeux bruns, toujours plus soigneux que sa fille. Son sourire timide. Plus tard, à la puberté, il s’est transformé en éclats de rire. Elle n’avait pas remarqué que, depuis quelques mois, ses sentiments pour Viola avaient changé.
« Qu’est-ce que je fais, maintenant ? » demande Annie, les lèvres tremblantes.
La journaliste se place derrière elle, la prend dans ses bras, ressent les tremblements dont elle est agitée.
« Je suis désolée », renifle Annie. Elle essuie ses larmes et se lève.
« Tu n’as pas à être désolée », répond Cyn, doucement. Elle pense à sa dernière conversation avec le jeune homme, se demande si elle doit l’évoquer.
« Il t’a… », se lance Annie, avant de s’arrêter, puis de reprendre : « Il t’a appelée avant sa mort, m’a dit la police.
— Oui, répond Cyn, la gorge nouée. Peu avant, sans doute.
— C’était… sa dernière discussion avec quelqu’un. Qu’a… qu’a-t-il dit ?
— Il voulait m’expliquer quelque chose. » Elle essaye de se rappeler les mots précis, sans succès. « À propos d’une entreprise. Je ne sais plus laquelle. Il m’a dit qu’il avait sans doute une histoire à me raconter. Tu en sais plus ?
— Une histoire ? » Annie la regarde, perdue. « Quoi comme histoire ? Non. »
Comme absente, elle passe sa main sur sa robe, se recoiffe.
Cyn comprend ce qu’elle ressent. Des dernières paroles sans intérêt. Des dernières paroles qui n’étaient pas pour sa mère.
« Sais-tu… sais-tu ce qu’il faisait ces derniers jours ?
— Oui. » Elle hausse les épaules. « Il passait des nuits entières devant son ordinateur. Comme souvent.
— Son ordinateur est là ? » hésite Cyn.
Sans un mot, Annie la conduit dans la chambre du jeune homme. On a l’impression qu’il va rentrer de l’école. Des posters de rappeurs sur les murs et l’armoire. L’odeur d’une chambre de jeune. Annie reste sur le seuil de la porte, sans parvenir à faire un pas de plus. Cyn entre avec précaution. L’ordinateur est sur le bureau.
Et si c’était un accident ? Si on l’avait tué à cause de son histoire, n’aurait-on pas également récupéré son portable ? Que tu t’imagines qu’on ait essayé de te noyer ne signifie pas qu’Eddie a été tué. Tu crées des liens entre des événements pour la seule raison qu’ils se sont passés à la même date. Mais ils n’ont probablement rien à voir.
Cyn allume l’appareil.
« Il aurait trop aimé avoir une de ces paires de lunettes, dit Annie, d’une voix sourde. Comme les autres.
— Ils veulent tous en avoir. »
Un mot de passe est requis.
« Tu le connais ? » demande Cyn.
Son amie secoue la tête.
Elle éteint l’appareil, le referme. « Je… je peux le prendre ? Je te le rendrai, bien entendu.
— Il est verrouillé, qu’est-ce que j’en ferais ? »
Elle prend l’ordinateur et quitte la chambre d’Eddie.
« Quand… » La journaliste ne trouve pas ses mots. Elle a la gorge nouée.
« Je ne sais pas encore. Dans les prochains jours.
— Tu as quelqu’un pour rester auprès de toi ? » Elle l’enlace.
« Ma sœur doit arriver.
— Je… Je dois repartir demain. Tu m’appelles quand tu veux. » Faut juste que j’aie un nouveau téléphone. « Dans quelques jours, je serai de nouveau à Londres.
— Ne t’en fais pas. Mali, Ben et les autres sont là. Merci d’être passée. »
« Marten, viens voir ! » crie Luís à travers la pièce.
Il quitte son cube de verre et se rue dans le bureau des techniciens. Sur l’un des écrans de Luís, le site avec les chutes d’eau. Le moniteur d’à côté est recouvert de texte.
« Ça vient de la NSA, dit Luís. Il montre une liste de mails et d’adresses IP ainsi que d’autres informations.
— Ils ont passé en revue les personnes qui visitent ce site. Ils sont alors tombés sur cette adresse IP : DaBettaThrillCU@…
— “Le meilleur frisson, on se voit ?” » traduit Marten. Il comprend, à la lecture, ce dont il s’agit vraiment. « Une anagramme d’Archibald Tuttle ?
— C’est ça. Après avoir fouillé, les collègues ont pu établir un lien avec le Tuttle de Vienne. Notre bon Archibald n’a pas seulement manqué de prudence en enregistrant sa version de 3DWhizz. En fait, DaBettaThrillCU, ou Archibald Tuttle, a visité ce site une fois en 2010, peu après son ouverture. Cependant, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une coïncidence.
— Tu veux dire qu’il se cache quelque chose derrière tout ça ?