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Il redresse deux chaises encore, afin que toutes soient à la même distance et parallèles à la table.

« Ça correspond à la manière dont les gens ordonnent leur monde : noir ou blanc, bon ou mauvais. C’est ce que disaient Jésus et le président Bush : “Qui n’est pas avec moi est contre moi”. » Il fait un geste de la main. « Voilà ce qu’est votre contrôle !

— C’est bon, Monsieur le professeur ? Vous avez fini de cracher votre bile ? » demande Jenna après qu’il s’est laissé tomber dans son fauteuil. « Je pense que nous devrions tous réfléchir à cela. C’est trop important pour être décidé ici et maintenant. Revoyons-nous demain. D’ici là, chacun pourra se faire son opinion. »

Carl est de nouveau de bonne humeur. Il tape énergiquement du plat de la main sur la table. « Parfait ! rit-il. Et nous saurons alors qui sera le prochain président des États-Unis ! Et puis le Premier ministre britannique et le Chancelier allemand. »

« Encore un mot, fait Will à Carl tandis que les deux autres quittent le bunker. Les statistiques de mortalité sont bonnes, n’est-ce pas ? »

Il pousse une chaise d’un millimètre.

« Impossible de prouver qu’il existe un lien entre un décès et Freemee.

— Mais les chiffres…

— Sont mauvais, naturellement. Aucune preuve, cependant.

— Si on apprenait que tu as manipulé les algorithmes, alors le lien serait plus évident.

— Je n’ai rien manipulé. » Il le fixe. « J’ai modifié les réglages. Et si ça venait à se savoir, je trouverais rapidement la brebis galeuse : l’un d’entre nous.

— C’est arrivé comment, ces décès ?

— Il y a plusieurs raisons », répond Carl comme s’il avait raté une recette. « Je n’ai pu analyser que des échantillons. Certains utilisateurs ont entré des objectifs trop ambitieux dans leur boule de cristal, les Act Apps ont donné des conseils trop extrêmes à d’autres. Ça les a conduits à une trop grande confiance en eux et à une conscience du danger altérée. Ça a également engendré de la frustration qui a parfois mené à des dépressions. Avec les conséquences connues. Il y a aussi les faux négatifs et les faux positifs, de mauvais résultats à partir desquels les Act Apps ont naturellement donné de mauvais conseils. Et certains utilisateurs pensaient qu’il était possible d’alimenter le système avec de mauvaises données et de l’utiliser malgré tout. Ce qui a produit le classique garbage in, garbage out. Si tu donnes des données erronées, alors bien sûr tu obtiens un résultat foireux. Pour certains, nos réglages induisaient une sorte de schizophrénie sur ordonnance. La plupart arrêtaient le massacre, d’autres changeaient d’Act Apps. Seuls certains n’ont pas su faire face.

— Certains seulement. » Will chuchote. « On parle de centaines de gens !

— Des milliers, plutôt. Ton informatrice n’a trouvé qu’une partie des données.

— Des milliers de vies sur la conscience de Freemee…

— Non. Ces gens ont utilisé librement Freemee et ses Act Apps. C’est eux qui sont allés trop vite en voiture ou qui ont sauté d’un pont. Nous n’avions pas le pied sur la pédale de l’accélérateur ni ne les avons poussés.

— Pourquoi cette série macabre s’est-elle arrêtée relativement rapidement ?

— On a ajusté les paramètres convenablement.

— Langue de bois.

— Appelle ça comme tu veux. La langue, c’est ton métier.

— Comment tu l’as su ?

— Joszef a attiré mon attention. » Carl tourne sa langue dans sa bouche. Ses lèvres sont carmin, son visage pâle.

« Il était au courant de tes expériences ?

— Non. Pas avant de découvrir les chiffres.

— Qu’a-t-il dit ?

— Comme vous. Il était à la fois rebuté et fasciné. Je pense que c’est la réaction normale.

— Puis il est mort.

— Bon Dieu ! » Il recommence à tourner autour de la table et à ranger les chaises. « Sans expériences, on n’arrive à rien ! On grimperait encore aux arbres, on se cacherait des lions, on se battrait avec les hyènes pour manger si personne n’était jamais descendu du baobab ! Joszef était mon ami depuis la fac ! Et tu sais que j’en ai peu ! Vous restez là à vous lamenter et à encaisser vos salaires de plusieurs millions. Vous croyez que c’est pour vos beaux yeux, tout ce fric ? Et vous me donnez des leçons ? Tu dois oser ! Et faire ! Une idée sans mise en pratique ne vaut rien ! C’est pareil pour les idéaux, puisqu’on y est ! Tu veux me faire des reproches ? Regarde-toi ! Pour une campagne merdique, tu fais une chasse à l’homme ! Tu trouves ça normal ? Comment aurait-on pu trouver les limites des Act Apps ? En faisant des tests sur des mouches ? Tu crois que ça m’a fait plaisir d’apprendre ça ? Peut-être que je ne comprends pas les sentiments des autres, mais ça ne signifie pas que je n’en ai pas ! »

De colère, il met un coup de pied dans une chaise qui va taper contre le mur, venant perturber leur alignement partait.

De frayeur, Will fait un pas en arrière.

Carl se reprend, relève la chaise.

« Désolé. »

Il la place auprès des autres et s’y appuie.

« Tu comprends ce qu’on a entre nos mains ? Jouer avec les cours de la Bourse ou une élection municipale, ce n’était qu’un amuse-gueule afin de voir les possibilités et les limites du système. On sait maintenant qu’elles sont presque infinies ! Nous pouvons faire de la terre un endroit meilleur ! Nous rendons les gens plus heureux, ils ont plus de succès ! On les amène à vivre plus sainement, à respecter l’environnement et à vivre en paix ! »

Ou on les tue.

« C’est ce que promettent tous les inventeurs de nouvelles technologies depuis des siècles, lui rappelle Will. Par ailleurs, c’est qui “nous” ? Tu écris les algorithmes, tu donnes tes ordres aux programmeurs. Tu décides comment les données des gens sont collectées, analysées et interprétées. Tu décides de cette manière de ce que signifient la santé, le bonheur, le succès et la paix. Pour des milliers de millions de gens, bientôt pour des milliards. Et tout ça sans aucun contrôle ! Le libre arbitre devient illusoire ! Tes algorithmes sont les nouveaux dix commandements ! Heureusement que personne n’en sait rien !

— Il y a toujours eu quelqu’un pour définir les valeurs d’une société. Prêtres, philosophes, savants, politiques, juristes, banquiers, chefs d’entreprise…

— Depuis quelques révolutions, on s’efforce de définir les valeurs au cours d’un dialogue auquel chacun peut prendre part. Land of the Free, ça te dit peut-être quelque chose ?

— Ne sois pas ridicule ! On a mis à terre la liberté depuis longtemps ! glapit Carl. Freemee ne fait rien d’autre que mettre en œuvre des dynamiques et des processus sociaux. Comment nous mettre d’accord sur des valeurs communes ? On a un nouvel outil pour ton dialogue social. Un plus juste, parce que tout le monde y a accès.

— Dont tu as écrit les règles. Et que personne ne connaît, sauf toi.

— Oui, j’ai écrit, ou en tout cas conçu ces algorithmes. Mais je suis également un produit de mon environnement. Il se retrouve donc dans ce que je fais.

— Un environnement blanc, occidental, nanti…

— Auquel tu appartiens aussi, alors estime-toi heureux ! La société qui connaît un succès fou, la plus riche, la plus saine et la plus heureuse qui ait jamais existé !