« Pendant ce temps, je vais travailler sur les données d’Eddie. Donne-moi son ordinateur.
— Entre », l’invite-t-elle.
Elle prend la clef avec la vidéo et la met dans son sac à main. Elle remet l’ordinateur à Chander et l’embrasse avant de sortir.
Elle prend un taxi pour gagner le lieu du rendez-vous. Curieuse, elle regarde les gratte-ciel dont les sommets se perdent dans les nuages. Elle se sent paumée parmi tout ce gigantisme. Sur la porte du restaurant, elle est étonnée par un panneau interdisant tous les appareils numériques : lunettes, montres, smartphones, capteurs.
Elle confie tout à l’employé du vestiaire, hormis sa smartwatch. Une tentative. Lorsqu’elle entre dans la salle, le directeur de l’établissement se présente à elle.
« Pardonnez-moi, madame, dit-il poliment, il semblerait que vous ayez oublié de donner un de vos appareils.
— Ah ! Oui. » Elle feint d’être surprise. « Comment avez-vous remarqué ?
— Il y a un portique de sécurité ici. » Il lui montre le chambranle de la porte. « Comme dans les aéroports. »
Elle pose donc sa montre au vestiaire.
« Merci madame, avez-vous réservé ? »
Elle donne le nom de Will Dekkert, et regarde autour d’elle. L’endroit est moderne, chic et cher.
Cyn a l’impression d’être dans une bulle. Personne ici n’a le moindre appareil. Hormis, peut-être, le dernier prototype, si petit qu’on peut le conserver avec soi sans que quiconque ne le remarque. Peut-être la chemise que porte ce type ou le tatouage de cet avant-bras dissimulent-ils une puce ? Un tel dispositif existe déjà. C’est ce que lui a appris Chander au cours de leurs conversations.
Le directeur la conduit au fond de la salle, où les tables sont moins serrées. Elle reconnaît Will Dekkert même s’il est plus petit et plus mince qu’elle ne le pensait. Il déborde d’énergie lorsqu’il se lève et s’approche d’elle. D’énergie, ou de nervosité.
« Vous m’apportez bien des soucis », dit-il de cette manière inimitable qu’ont les citoyens américains d’aborder jovialement les pires situations. « Appelez-moi Will.
— Cynthia. Je n’ai encore jamais vu ça. » Elle désigne le portique.
« La plupart des clients travaillent dans l’informatique et la collecte de données. » Il rit. « La ville regorge de caméras de surveillance. Nous voulons aussi notre tranquillité.
— Philistin », ironise Cyn.
À côté de la table se trouve une bouteille dans un seau avec des glaçons. Le sommelier remplit leurs verres. Tandis qu’ils étudient les menus, Will entame la conversation en lui posant des questions sur des choses insignifiantes comme son voyage, ses premières impressions de la ville, etc.
Dès qu’ils ont commandé, il la teste sans plus attendre.
« D’où tenez-vous vos chiffres ?
— D’un jeune garçon, et d’un collègue qui me les a explicités. » Il n’est pas la peine qu’il en sache davantage pour l’instant.
« Chander Argawal ? » Il continue avant qu’elle réponde. « Bien entendu, j’ai mes renseignements. » Il boit une gorgée. « Puis-je vous poser une question ? Pourquoi ne les publiez-vous pas ? S’ils étaient justes, vous auriez un scoop encore plus retentissant que l’histoire Kosak/Washington ou la traque de Zero à Vienne. »
Pourquoi tourne-t-il autour du pot ?
Elle a l’impression qu’il veut lui raconter quelque chose mais qu’il n’ose pas. Elle a déjà connu ça par le passé. Elle doit lui donner du temps et mettre à profit ses faiblesses au bon moment.
« Je ne participe plus à la traque de Zero. Et concernant les chiffres, je dois encore les faire analyser par d’autres. J’aimerais également donner l’occasion à Freemee de pouvoir s’expliquer. Et, manifestement, c’est votre rôle. » Elle cherche un contact visuel. « La question est de savoir si vous voulez me dire ce que vous devez me dire, ou seulement ce que vous pouvez me dire. »
Il vide son verre d’un trait, le repose. Puis il met ses mains jointes devant sa bouche, comme s’il était en prière et qu’il voulait en même temps s’empêcher de parler. Il ferme les yeux un instant, les rouvre, et laisse tomber lourdement ses mains toujours jointes sur la table. Leurs jointures sont blanches.
« Que feriez-vous si les chiffres étaient exacts ? »
Le cliquetis de la vaisselle, le tintement des couverts, l’éclat des verres, le brouhaha des conversations. Tout est soudain si sonore, si proche.
Cyn s’attendait à ressentir une manière de sentiment de triomphe. Son instinct. Ce scoop. Mais elle ne ressent que de l’indétermination et reste prudente. Les aveux viennent bien assez vite.
« D’abord, j’aimerais savoir comment on en est arrivé là. »
Il remplit leurs verres, prend une profonde inspiration, hésite, puis se lance. Les réglages excessifs. Les Act Apps trop ambitieuses. Les analyses et conseils fallacieux des applications. Jusqu’à ce que Joszef Abberidan établisse les premières statistiques. Ensuite, les réglages modifiés, la baisse du nombre de décès.
« Joszef Abberidan, répète Cyn. Il est mort il y a deux mois. Peu de temps avant l’inversion de la courbe.
— Vous n’êtes pas en train de me dire ce que je crois que vous voulez me dire ?
— Un constat. Rien de plus.
— Abberidan, à ta santé ! »
Cyn remarque qu’il réfléchit.
« Un accident, explique Will. En auto.
— Je sais.
— Il aimait la vitesse. Ce n’était pas son premier accident. »
Elle fronce les sourcils. Rien ne l’oblige à le croire.
« Le jeune homme dont j’ai récupéré les données est décédé lui aussi dans un accident. Il y a quelques jours. Peu de temps après m’avoir parlé.
— Vous n’êtes pas sérieuse ?
— Si. C’était un ami cher.
— Je suis navré », répond-il, un peu éméché mais l’air réellement concerné. « Mais vous ne pensez tout de même pas que tout ça est lié ? »
Elle ne dit rien de son agression à Vienne. Il la prendrait pour une paranoïaque.
« Je n’en sais rien », se contente-t-elle de dire.
Le serveur apporte leurs plats. Will commande une nouvelle bouteille de vin.
Boit-il toujours autant ?
« J’ai essayé quelques Act Apps, dit Cyn. Mais je ne peux vraiment pas imaginer qu’elles aient pu conduire des personnes à l’irréparable seulement en leur donnant quelques conseils.
— Le désir de vouloir améliorer ses valeurs peut-être un puissant moteur. Ça éveille l’ambition, la compétition. De tout temps il y a eu des gens qui, avant atteint leurs limites, ont cherché à les dépasser. Pour être quelqu’un, pour améliorer son image, sa réputation, ses qualités… Nos valeurs ne sont rien d’autre qu’une représentation quantifiée de ces concepts. Mais il y a d’autres mécanismes encore que nous mettons en place, plus efficaces que les conseils classiques. Par exemple le principe des incitations inconscientes, les nudges. Très en vogue depuis quelque temps ! Elles servent même à la préparation des repas.
— Je ne suis pas si réceptive. Mon assiette est vide, d’ailleurs.
— Depuis quelques années, on place dans les urinoirs l’image d’une petite mouche stylisée. Les hommes qui urinent visent mieux. On a ainsi pu faire baisser les coûts de nettoyage de 80 %.
— Waouh ! Et comment Freemee s’y prend-elle pour faire passer ces incitations ?
— Il y a des milliers de manières ! Ça commence par la formulation des conseils et se termine par le type, le design et la structure de l’Act App. Un exemple : on peut répéter des centaines de fois aux gens de se laver les dents. Ce sera plus efficace si on les récompense pour le faire. Chez Freemee, tes valeurs augmentent. Il faut simplement posséder une brosse à dents électrique qui peut envoyer des informations sur ton compte, ou placer un capteur sur une brosse à dents classique. Les gens seront d’autant plus enclins à se brosser les dents qu’il y a une compétition. » Il roule les yeux. « Au sein de la famille. Entre amis. Et, bien sûr, une vision du futur : une mâchoire édentée ? Un sourire hideux ? Etc. Ludification, mise en place d’éléments du jeu. Sans compter, ça va de soi, priming, framing, mere exposure, utiliser l’heuristique, corriger les erreurs, rectifier les approximations, supprimer les distorsions cognitives et les erreurs statistiques, travailler sur l’anchoring effect ; toute la boîte à outils de la psychologie. C’est un mélange de psychologie, de sociologie et d’IT afin d’automatiser les processus de pensée et de décision. C’est très, très efficace », ajoute-t-il, l’air absent.