Pensif, il regarde son verre de vin et le fait tourner entre ses doigts.
« Le regard vers l’avenir… Les prévisions de la boule de cristal n’ont-elles pas une autre signification au moment de leur réception ? » Elle se souvient des pronostics de Peggy à propos de ses chances avec Chander. « Ou ne perdent-elles pas purement et simplement leur efficacité ? On essaye bien de limiter ou de détourner des prévisions négatives.
— Bien sûr. C’est la même chose que les gens qui modifient leur comportement lorsqu’ils se savent observés. De nombreuses études le prouvent. Par exemple, ceux qui disposent d’un compteur intelligent à domicile font davantage attention à leur consommation d’électricité. Non parce qu’ils souhaitent payer moins, mais parce qu’ils savent que la compagnie d’électricité peut la contrôler en permanence.
— Ainsi, la surveillance a des effets d’asservissement, souffle Cyn.
— Oui. Les États-Unis devraient décorer Edward Snowden d’une médaille plutôt que de le poursuivre, ironise-t-il. Grâce à lui, nous sommes maintenant pleinement conscients que la NSA nous surveille tous. Et nous y pensons lors de chacune de nos communications.
— Freemee me surveille aussi.
— Non. Avec Freemee, on se surveille soi-même. La plupart de nos programmes prennent en compte ces réactions, répond Will. Et communiquent des conseils idoines. Ils ne se contentent pas seulement de prédire les comportements, mais également la probabilité que tel comportement soit influençable.
— En gros, vous savez très bien qui vous pouvez manipuler facilement, ou non.
— Oui, en fonction des sujets et des occasions. Les programmes le savent. C’est très utile pour le marketing ou les élections. On peut concentrer ses forces et son budget sur ceux qui sont le plus influençables dans un domaine précis. Barack Obama a gagné les élections grâce aux Swing States. »
Cyn a besoin de boire une gorgée.
« Vous admettez tout ? demande-t-elle. Pourquoi ? Ça pourrait signifier la fin de Freemee.
— Pas forcément. Les gens disposent encore d’un libre arbitre. Ils ne sont pas obligés d’utiliser Freemee ni de suivre les préconisations des Act Apps. C’est eux-mêmes qui se sont mis dans des situations dangereuses ou qui se sont tués.
— Le même argument que les industriels de l’armement et du tabac. »
Il lève les bras, fataliste.
« Allons, pourquoi me confiez-vous tout cela ? Mauvaise conscience ? Problèmes au travail ?
— La première proposition.
— À moins que ce ne soit le vin ? rit Cyn.
— Ça aide. »
Cyn est complètement anéantie par le fait qu’Eddie ait eu raison. Elle est partagée entre méfiance et angoisse. Veut-elle vraiment tout savoir ? Il est trop tard pour y aller prudemment. Il lui faut des preuves, maintenant.
« Il va une chose que je ne m’explique pas. Pourquoi les décès n’augmentent que dans certains groupes ? Je n’y connais rien en statistiques, mais le taux de mortalité ne devrait-il pas être équivalent pour tous les utilisateurs Freemee ? »
Will la regarde intensément.
« Je n’y connais rien non plus », reconnaît-il sans détacher son regard.
La journaliste prend appui sur ses coudes et se penche autant que possible vers lui. « Vous devez parler », lui intime-t-elle, doucement, mais fermement.
Il continue de la fixer, comme s’il allait trouver la réponse sur son visage. Il vide ensuite son verre, le remplit pour le vider aussitôt.
« OK, dit-il doucement. OK. »
Cyn a souvent vécu ce genre de situations au cours d’interviews. Il n’est pas loin de passer aux aveux. Que va-t-il ajouter ? Elle ne doit pas le presser.
« Les morts étaient un accident », fait-il de manière presque inaudible.
Puis il se met à parler à mi-voix de jeunes skateurs qui se mettent au golf, ou inversement, de vote municipal, de cours de Bourse, de toute sa discussion avec Montik, tandis que le serveur débarrasse, apporte la suite, une autre bouteille de vin, pour revenir plus tard, débarrasser de nouveau sans même que Cyn se soit aperçue qu’elle avait fini son plat. Elle comprend lentement ce qui est arrivé à Viola, Adam et Eddie. Elle est envahie par la peur en pensant à sa fille, et peine à se contrôler.
Une fois qu’il a fini et qu’une troisième bouteille a remplacé la précédente, elle respire profondément. Pour la deuxième fois en quelques jours, elle a le sentiment qu’elle vient d’entrer dans une ère nouvelle. Elle frissonne. Elle pose les paumes de ses mains sur la table et tend tous ses muscles pour reprendre le contrôle d’elle-même.
« Cet outil est encore plus puissant que tout ce dont nous avions pu rêver.
— Dans vos cauchemars, oui. Pourquoi m’expliquez-vous tout ça ? » demande-t-elle de nouveau. Elle a besoin de boire une grande lampée.
Il fait tourner le pied de son verre entre ses doigts, et regarde le liquide, comme hypnotisé.
« J’ai appris tout ça aujourd’hui.
— Comment savoir que vous ne me menez pas en bateau ?
— N’est-ce pas tout le paradoxe ? » Il sourit. « Nous en savons plus que jamais sur tout un chacun, et pourtant ignorons plus que jamais qui croire…
— Il me faut des preuves.
— Je n’en ai pas. Pas encore.
— Vous pourriez vous en procurer ? Vous voulez vous en procurer ? »
Il est sur le point de boire une nouvelle gorgée. Cyn pose ses mains sur les siennes pour l’en empêcher. Elle comprend maintenant pourquoi il boit autant ce soir. Il est déchiré entre la loyauté qu’il doit à son entreprise et ce terrible secret.
Pour autant qu’il dise la vérité. Parano.
« Imaginez qu’il y ait un instrument permettant de créer un monde meilleur. Ne devrait-on pas l’utiliser ?
— Ça dépend de qui prétend rendre le monde meilleur. Hitler ? Pol Pot ? Ben Laden ? Le Tea Party ? Ou Carl Montik et Will Dekkert ?
— Merci pour la comparaison.
— De rien. Et d’ailleurs, que signifie “meilleur” ? Freemee a le sang de milliers d’innocents sur les mains. Vous voulez continuer comme ça ? Qui dit que vous allez vraiment faire du monde un endroit meilleur ? Et que votre “meilleur” est le même que le mien ? » Elle prend une profonde inspiration. « Je ne veux pas que Freemee, Google, Facebook ni tous les autres collectent mes données pour me vendre des services de messagerie, des cartes, des traducteurs automatiques, des amis… Ni qu’ils éduquent mes enfants. Des millions d’enfants. Je veux savoir par moi-même que faire. Je…
— Freemee ne vole rien. Et pour les autres, les utilisateurs sont les premiers responsables. Parce qu’ils veulent tout gratuitement. Les développements ont un prix. De même que la monnaie en vogue : les données.