Le chauffeur entre dans le garage de l’hôtel Waldorf Astoria. Carl songe qu’il doit s’y trouver un endroit discret et pas surveillé pour les VIP.
Un ascenseur les conduit au quarantième étage. Ils arrivent dans une suite de style art déco. On voit étinceler la skyline à travers les vitres. Erben Pennicott est installé dans un imposant canapé, devant les fenêtres, éclairé par deux halogènes. Il porte un pantalon de détente et une chemise dont le dernier bouton est ouvert, sans cravate.
À ses côtés est assis Henry Emerald. Il est, comme à son habitude, tiré à quatre épingles.
« C’est très simple, commence immédiatement celui-ci. Comme tu le sais, EmerSec est un partenaire solide des services de sécurité américains depuis des années. Lorsque Erben est venu me voir aujourd’hui et m’a proposé de faire participer Freemee à l’architecture de la défense des États-Unis, donc de l’ensemble du monde occidental, j’ai pris ça comme un honneur. »
Malgré la proposition insistante qu’on lui fait de s’installer dans un des confortables fauteuils, Carl reste debout. Il contourne le canapé et se tient derrière les deux hommes, qui doivent ainsi se tourner pour le voir.
« Ça confirme le sérieux avec lequel on considère Freemee, continue Henry. Les personnes les plus importantes sont de notre côté.
— Freemee doit jouer un rôle très particulier », fait Erben en se levant.
Carl est conscient qu’il s’agit d’autre chose, de bien plus que de la coopération normale des entreprises avec la NSA ou d’autres services.
« Qu’en est-il des morts dont vous me parliez ? lance-t-il brusquement.
— Ah ! fait Erben. Ne parlons plus du passé. Pensons à l’avenir. Et Freemee a un avenir radieux ! Tous les deux, vous allez gagner énormément d’argent. Plus que quiconque n’en a jamais gagné ! »
Carl laisse le chef d’état-major parler. Ne lui accordant que peu d’intérêt, il se tourne vers le panorama et regarde la ville. Erben et Henry ne sont que des reflets dans les vitres.
« Henry m’a confirmé ce que je soupçonnais en recevant les données. »
Erben fait le tour du canapé. Il mesure quasiment une tête de plus que Carl. Il s’installe sur le dossier du canapé.
« Vous avez créé un instrument d’une puissance rare, lui dit-il d’un ton reconnaissant. Surtout si son développement continue de la sorte. Quatre cents millions d’utilisateurs d’ici la fin de l’année, deux milliards dans deux ans, d’après les prévisions. Impressionnant ! »
Carl le fixe.
« Henry et moi sommes d’avis que nous devons mettre en place de grandes synergies. » Il fait un geste de sa main droite. « Entre les capacités de l’État… » Un geste de la main gauche, « …et celles de Freemee. » Il joint les mains.
Henry acquiesce.
« J’ignore de quelles capacités de l’État vous parlez, rétorque froidement Carl. Si vous pensez que vous savez tout de tout le monde… C’est aussi le cas avec nos utilisateurs. Mais contrairement à vous, ils nous y autorisent. Je dirais même plus, ils le veulent ! Pour mieux se connaître, pour avoir des conseils plus avisés afin de mener une vie meilleure. Et, bien sûr, pour augmenter la valeur de leurs données.
— Nos facultés, par exemple, à espionner des individus gênants et à les faire disparaître, dit Erben. J’ai entendu dire que vous vous plaigniez des dernières vidéos de Zero au même titre que nous », dit-il en adressant un regard lourd de sens à Henry. « Je sais aussi que nos hommes ont trouvé une piste sérieuse. Curieusement, elle mène à votre entreprise…
— À Freemee ? C’est absurde !
— Ça a à voir avec des chutes d’eau…
— Vous me soupçonnez ?
— Dieu m’en garde ! Je n’insinue rien. C’est sans doute un pur hasard. Je veux dire par là que nous avons aussi nos qualités.
— Du coup, on doit faire de vous le prochain président des États-Unis. C’est ça ?
— Les présidents ont toujours été faits ainsi, Carl », dit Henry pour rompre le silence qui s’est installé. « Seuls les moyens changent. Et de notre point de vue, il y a toujours eu des avantages à avoir un président comme ami.
— Tu as raison. » Carl adresse un sourire à Erben. « Un président à notre grâce.
— Je pense que c’est une situation gagnant-gagnant pour nous tous, répond le chef d’état-major. Et Freemee pourra continuer à fonctionner comme auparavant.
— De mon point de vue, dit Carl avec lassitude, il se pourrait qu’il soit le dernier président.
— Ça se peut. » Erben esquisse un sourire. « À quoi bon voter pour un président, ou qui que ce soit, si, à l’avenir, nous savons ce que veulent les gens ? Un petit groupe peut influencer la masse. Et quand bien même il ne le pourrait plus, parce que le système serait devenu trop complexe, tout le monde connaît, grâce à ManRank et à des outils semblables, les opinions de la population à propos de certaines valeurs. Il n’est pas besoin de représentants du peuple, mais d’un simple appareil administratif pour lire et concrétiser les souhaits des gens à partir de ManRank. Cette administration serait composée des gens les plus aptes selon le classement de ManRank. Les algorithmes décideraient. Ce serait la même chose pour toute l’économie, pour tous les métiers, etc. L’homme en tant qu’animal pensant se détrône lui-même de sa place en haut de l’échelle de la création. Nous allons devoir définir un nouvel être humain. » Il rit. « Les programmes le définiront pour nous. En gros.
— En gros », répond Carl. Pennicott est un opposant coriace. « Et pourquoi voulez-vous alors devenir président ?
— Parce que je me suis promis de l’être il y a des années.
— Je comprends, dit Carl. Cochez la case président.
— Et comme les choses ne vont pas aussi vite, reprend Pennicott, nous allons devoir encore élire quelques présidents.
— Après avoir informé tes collègues du conseil d’administration de tes expériences, tu voulais mettre dans la confidence quelques-uns de tes programmeurs les plus importants, interrompt Henry. À cette occasion, nous accueillerons également quelques experts d’Erben. Ainsi, ils pourront accompagner les développements à venir.
— Accompagner, hum ? fait Carl. Et qu’a prévu le nouveau président ? En quoi devons-nous l’aider ? Pour quelles valeurs vous prononcez-vous ?
— Quelle question venant de votre part ! rit Erben. Si quelqu’un doit le savoir, c’est bien vous.
— Touché », grimace Carl. Il fait mine de chercher son téléphone. « Malheureusement, je ne peux vous aider pour l’heure. »
« Ça m’a tout l’air d’une approbation », fait Jon Stem dans la suite voisine à la lecture de l’analyse vocale de Carl.
« Ce type est un pragmatique rationnel et calculateur, dit Joaquim Proust. Pourquoi devrait-il ruiner sa carrière en refusant ?
— Parce qu’il vit selon d’autres valeurs que Pennicott ? » tente Jon.
« Vous avez parfaitement raison », dit Erben que l’on voit sur leur écran relié aux caméras judicieusement positionnées dans la suite. « Il s’agit de valeurs. Comme toujours. Et Freemee a fait ça comme personne auparavant. Vous avez rendu un immense service à plein de gens. »
« Ce sera un bon président, remarque Joaquim. Il s’y connaît pour se mettre les gens dans la poche ! »
Il fait apparaître les valeurs de Carl et d’Erben. Ce dernier n’utilise pas Freemee, mais sa situation de personnage public permet aux algorithmes de le définir.
« Elles se ressemblent beaucoup. Leurs valeurs dominantes sont la reconnaissance, la vanité, l’amour-propre, etc. », résume Joaquim tandis qu’on voit sur un autre moniteur Carl serrer la main d’Erben.