Elle n’a aucune chance.
Que faire ? Que faire ?
À quelques pas d’elle, un ouvrier sort d’une ouverture dans la chaussée.
Recherchée pour actes de terrorisme et homicide. Par le FBI et la police de New York. Stupide ! Mais après tout ce qu’elle a lu, vu ou entendu sur les deux organisations, elle ne tient pas à tomber entre leurs mains.
Où aller ? En dessous, comme Zero à Vienne !
Elle enjambe les barrières du chantier, jette un rapide coup d’œil dans l’abîme qui paraît sans fond, mais dont la paroi est équipée d’une échelle. Avant que les ouvriers ne puissent réagir, elle est déjà sous terre. Elle se laisse tomber plutôt qu’elle ne descend, les barreaux de l’échelle, rouillés, lui égratignent les mains et les cris des ouvriers se transforment en un écho infini.
Plus elle descend, plus il fait sombre et chaud. Elle glisse, n’a plus d’appui. Elle voit s’approcher le fond qui ouvre sur une canalisation plus importante, à trois mètres seulement.
En regardant vers le haut, elle distingue les silhouettes de ses poursuivants. Elle se laisse tomber, la réception est rude, mais elle se relève aussitôt. La canalisation, de trois mètres de diamètre, part dans deux directions. À intervalle régulier, des puits de lumière viennent percer la pénombre. Elle court. Le sol est sec, l’air humide.
Combien sont-ils à descendre derrière elle ? s’inquiète Alice. En plus des fédéraux et des flics new-yorkais, il y a là deux autres gars, puis d’autres encore. Le trou a aspiré une partie des gens quittant Grand Central. À proximité du chantier des inconnus s’amassent, attendant leur tour pour descendre, vissés à leurs smartphones ou portant des smartglasses. Les ouvriers ont renoncé à contenir la foule, ils observent la scène, décontenancés. Sur ses lunettes, Alice a ouvert onze fenêtres relayant la traque. Elle ne peut, bien entendu, les voir toutes en détail. Elle est absorbée par les informations. De temps à autre, tout de même, elle jette un coup d’œil dans le restaurant. Aucun des clients ne retient son attention. Elle ôte ses lunettes pour les ranger dans son blazer, puis prend son sac à main et se rend aux toilettes. Elle regarde autour d’elle. Elle connaît l’endroit, propre et ordonné. Chaque W.-C. est une forteresse aux murs épais, on ne peut regarder ni par-dessous ni par-dessus. Elle entre dans une cabine et s’assoit sur l’abattant. Elle ouvre son sac à main, d’où elle sort son Raspberry Pi, un petit clavier et un mini-écran. Elle lance une connexion anonyme et sécurisée à l’aide de cet ordinateur de poche.
Quelqu’un quitte la cabine voisine, elle entend un bruit de talons sur le carrelage. Elle commence à taper. Elle a réfléchi a son texte pendant son déjeuner afin de le rédiger le plus vite et le plus clairement possible.
« Je veux savoir ce qu’elle fabrique ! » hurle Marten. Sur l’écran qui lui fait face, on voit les toilettes pour dames. Son agent sur place scanne les serrures des portes, vérifie si elles sont ouvertes ou non. On voit sa main ouvrir deux d’entre elles, non verrouillées, puis inspecter prudemment les trois autres.
« Défonce les portes, fais quelque chose, je m’en fous ! » ordonne Marten. Une seconde fenêtre s’ouvre, offrant le point de vue du deuxième agent qui entre dans le local et est retenu par le patron.
« Je ne sais pas derrière quelle porte elle se trouve », murmure l’agent dans les sanitaires.
« Putain de débiles ! » siffle Marten, rendant incompréhensible son propos. « Ouvre-les toutes ! »
Il voit son agent chercher des points de faiblesses sur les portes. Puis sa main tenant une carte de crédit. Elle commence à s’affairer sur la première porte. En quelques mouvements, elle a fait jouer la serrure, la porte s’ouvre.
Le cri qui s’ensuit éveille l’attention d’Alice, qui manque de faire tomber son équipement.
« Qu’est-ce que vous faites ? » hurle une femme hystérique. Alice entend qu’on lui répond, mais ne peut comprendre. Elle en a bientôt fini. Elle tape de plus en plus rapidement, tandis que de l’extérieur lui parviennent noms d’oiseaux, cris et insultes. Puis ça se calme.
On s’affaire maintenant sur sa porte.
ArchieT :
Run !
Merde !
« Ouvrez, exige une voix féminine.
— Un instant », lui répond Alice sur un ton désagréable.
La panique monte en elle. Elle envoie tout de même son message.
On tripote sa serrure et tambourine contre la porte.
« Ouvrez ! »
Les doigts agiles, elle retire la carte SD de son lecteur, la casse et la balance dans la cuvette.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? J’ai bientôt fini. »
Ce qui, au demeurant, n’est que pure vérité. Elle tire la chasse et emballe son matériel dans son sac, lorsque la porte s’ouvre violemment pour venir lui heurter le dos.
« Alice Kinkaid ? » La voix est dure.
Marten voit apparaître le visage effrayé d’Alice sur l’écran. Des deux mains, elle se tient aux murs de la cabine.
« Vous êtes folle, ma parole ? » hurle-t-elle à la fonctionnaire. « Qu’est-ce que ça signifie ?
Qu’est-ce que vous faites ? » glapit cette dernière en prenant Alice par le bras.
« À votre avis ? » Elle tire une seconde fois la chasse.
Elle pousse l’agent si violemment que Marten entend un cri de douleur. Cette dernière tombe mains les premières dans la cuvette. Elle jure. Grâce aux lunettes de sa collègue arrivée entre-temps, il voit l’autre, de dos, dans les W.-C., et Alice qui s’éloigne. Deux mains mouillées sortent des toilettes.
« Merde ! » jure la première.
« C’est le cas de le dire », commente Luís.
« Vous êtes complètement folle ! crie Alice. On ne peut plus aller tranquillement aux toilettes ?
— Montrez-moi votre sac ! ordonne la seconde.
— Même pas en rêve ! »
Elle sort en trombe des sanitaires avant que les deux femmes puissent lui barrer le passage.
Cyn ignore complètement où elle se trouve. Quelque part dans le ventre de la grosse pomme. Comme dans toute canalisation, c’est humide, chaud et puant. Une sorte de pénombre lui permet de distinguer les contours du boyau. On pourrait penser que sous terre règne le calme. Au lieu de quoi ça bruisse, ça murmure, ça grince, ça craque et ça ronronne, comme si la ville digérait. Elle entend de tous côtés des voix et des pas. Mais aucun ne semble vraiment proche d’elle. Elle continue sa progression tandis que les événements des heures passées tournent dans sa tête. Le début de cette folle aventure à l’hôtel, sa fuite instinctive et sans doute salutaire face aux inconnus dans la chambre de Chander.
Qui d’autre qu’eux aurait pu le tuer ? Mais c’est moi qu’on recherche. Ils m’ont surveillée. Qui ? Pourquoi ? Freemee ? S’ils avaient voulu me tuer, ils ne m’auraient pas fait d’offre. Comme s’ils n’avaient su qu’après notre entrevue ce qu’il convenait de faire…
L’obscurité se fait plus impénétrable. Elle ne peut avancer qu’à tâtons. Voix, pas, plus proches.
Soudain, elle comprend. Ils savent ! C’est les algorithmes. Freemee savait que je devais aller au talk-show et que j’avais l’intention de tout balancer. C’est pour ça qu’ils me cherchent. Ces maudits programmes lisent en moi comme dans un livre ouvert !
Quelque part, devant, une lumière pâlotte. Cyn épie dans la nuit. Des bruits inquiétants viennent de toutes parts, les voix et les pas semblent maintenant plus éloignés.