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Soudain, elle comprend ce qu’elle doit faire. Elle doit rester imprévisible ! Elle doit faire le contraire de ce qu’on attend d’elle. Le contraire de ce qu’elle ferait logiquement.

Est-ce la définition de « créative » ou de « folle » ?

D’un autre côté, Freemee sait qu’elle connaît les possibilités des algorithmes. Prennent-ils ce genre de choses en considération ? S’ils sont bons, ils incluent l’imprévisibilité. Mais peut-on calculer l’imprévisibilité ? Est-ce que ça existe, d’ailleurs ? Et qu’est-ce que cela implique, la concernant ? Qu’elle doit faire ce qu’on attend d’elle dans une telle situation, parce que le programme part du principe qu’elle essaye de se conduire inhabituellement ? Et s’ils avaient prévu ce type de raisonnement ? Alors elle devrait faire des choses imprévues.

Mince ! Elle touche une chose humide, visqueuse, en mouvement. Elle étouffe un cri et accélère.

Qu’attend-on d’elle ? Qu’elle fuie. Qu’elle disparaisse comme elle l’a fait. Comme elle l’a toujours fait depuis le début de cette affaire. La traque de Zero. La fuite de l’hôtel, la fuite face aux policiers. Que fait quelqu’un recherché comme criminel ? À qui l’on veut faire porter le chapeau d’un homicide ? Quelqu’un qui, en tant que terroriste présumé, n’aura pas droit à des investigations publiques ni à une défense efficace ou à un jugement impartial, mais qui sera condamné à l’isolement, la torture, une cour spéciale ?

À bout de souffle, elle fait une halte, s’agenouille. Elle épie. Des voix proches. Elle ne comprend pas ce qu’elles disent. Des pas dans des flaques.

Cours ! Cours !

En entrant dans la chambre de Cynthia Bonsant, l’inspecteur Straiten tombe sur l’armoire ouverte qui laisse voir le coffre grand ouvert. Deux techniciens accompagnent le fonctionnaire. Ils se mettent immédiatement au travail.

Le coffre est vide. Peut-être n’y avait-il rien dedans. Lui-même ne dépose jamais d’effets dans les coffres d’hôtel. Ceux qui font ça ont trop de bagages, telle est sa devise. Dans l’armoire, quelques habits. Le lit est fait. Straiten appelle la responsable et lui demande quand la chambre a été faite. Le matin même, à onze heures. À ce moment-là, Cynthia était encore dans l’hôtel, ainsi que le prouvent les caméras de l’ascenseur.

Sur le petit bureau devant la fenêtre, il y a un ordinateur portable ouvert. Il enfile des gants en caoutchouc et appuie sur une touche. L’ordinateur est allumé, la fenêtre du mot de passe s’affiche. Les services informatiques s’en chargeront. Ils devront également analyser l’appareil de Chander Argawal. S’ils arrivent à y pénétrer.

Pensif, l’inspecteur se tient devant le coffre, s’interrogeant sur ce qu’il pouvait contenir. Les habits pendus ou pliés soigneusement dans l’armoire indiquent que leur propriétaire était ordonnée.

Si Cynthia Bonsant n’avait pas utilisé le coffre, il ne serait pas grand ouvert, la porte serait rabattue. De même pour l’armoire. Quelqu’un a pris quelque chose ici en toute hâte.

« Bonsoir mesdames et messieurs ! » commence le modérateur face à un public applaudissant à tout rompre. « Nous voulions aujourd’hui parler des services permettant d’améliorer le monde et promettant une vie meilleure à chacun d’entre nous, ces services qui sont sous la lumière des projecteurs depuis la publication d’une vidéo par un groupe d’activistes. En raison des développements récents de cette affaire à New York, nous avons actualisé ce sujet brûlant ! »

Au lieu de l’habituel décor, apparaît derrière l’animateur un immense écran en comparaison duquel Carl et les autres invités semblent des nains. Il est divisé en neuf parties où défilent des extraits d’enregistrements réalisés par des smartglasses ou des caméras de surveillance, ainsi que les reportages des dernières heures, des posts et des photos tirés des réseaux sociaux.

« La journaliste britannique Cynthia Bonsant était censée débattre avec nous de surveillance et de manipulation. Au lieu de cela, elle est traquée à travers tout New York, au vu et au su de tous ! La régie nous a préparé un petit résumé de la journée. »

Intéressé, Carl suit le reportage, un montage réalisé à partir de nombreuses vidéos. Il s’achève sur une horde de gens s’engouffrant dans un trou à la suite de Cynthia Bonsant, formant une sorte d’immense mille-pattes, puis sur des images sombres de sous-sol.

« Mesdames et messieurs, 10 % des habitants de Manhattan portent des smartglasses. Ça fait plus de trois cent mille personnes ! Et chacun, ou presque, possède un smartphone. On assiste là à une course-poursuite en temps réel : qui le premier, la police ou un inconnu, mettra la main sur la journaliste ? »

Sur l’écran, au moins deux dizaines de petites fenêtres où l’on voit des directs du souterrain ne dévoilant, au mieux, que quelques ombres.

« Des milliers de gens à Manhattan utilisent le hashtag #NYCFugitive ! Que vous soyez sous terre ou au-dessus, envoyez-nous tous vos contenus en direct ! Vous pouvez suivre toutes les timelines sur notre page d’accueil. On élargit le sujet de ce soir à l’un des phénomènes les plus marquants de l’époque : la surveillance des autres et de soi-même ! Docteur Syewell, peut-être voulez-vous… » Il se tourne vers le philosophe invité qui, selon Carl, a davantage une allure de rappeur.

« Volontiers, Lyle ! Parlons de surveillance, oui. La question décisive est de savoir si elle est un moyen au service d’une fin, ou un phénomène autonome, comme l’hypocondrie ou le narcissisme. Bien que des cultures entières puissent être concernées, on parle depuis longtemps de sociétés narcissiques, et je parlerais même de sociétés hypocondriaques, qui, entre autres choses, croient pouvoir se protéger de maladies mystérieuses, en vain parfois, en déployant tout un appareil de surveillance et de services secrets. Bien entendu… »

Pourquoi ces gens doivent-ils toujours voir les choses de manière négative ? pense Carl. Il y a tant d’aspects positifs ! Le progrès, c’est confortable.

Tout d’abord, Cyn doit trouver un chemin pour s’extirper de ces canalisations. Chaque fois qu’elle passe sous un puits d’aération, elle gravit les degrés fichés dans le béton, mais les plaques sont trop lourdes, voire scellées, pour qu’elle arrive à les soulever de l’intérieur. Frustrée, elle doit sans cesse redescendre et poursuivre sa quête. Elle a l’impression d’avoir passé une éternité sous terre ; elle a déjà tenté de sortir à douze reprises, en vain. C’est maintenant sa treizième tentative. Les piétons qui passent sur les grilles lui cachent la lumière du jour tant ils sont nombreux. La poussière de leurs semelles tombe sur ses cheveux et dans ses yeux. Elle fait pression de toutes ses forces, avec ses épaules et son cou, contre le métal. Elle la sent qui cède avant qu’un passant ne la fasse retomber, manquant de lui faire perdre l’équilibre. Elle s’accroche et continue sa poussée, sans succès. De colère, elle gravit encore un échelon et recommence l’opération. D’un coup, sa tête est à l’air libre, la grille sonne contre le bitume du trottoir. Entre les jambes qui la heurtent et les pieds qui lui écrasent les doigts, elle parvient à se hisser à la surface et à prendre une grande bouffée d’air. Les passants s’écartent d’elle, certains lui adressent un rapide regard surpris, aucun ne s’arrête. Elle a atterri dans une petite rue, quelques magasins, des immeubles de bureaux, des travaux, des restaurants, des parkings, des hôtels et un théâtre. Elle remet la grille en place, afin que personne ne tombe.