« Que fait-elle là ? » demande l’opérateur du RTCC à son collègue assis à côté de lui. Le logiciel d’analyse des caméras de surveillance vient de transmettre à l’écran les images d’un comportement qu’il a identifié comme anormal. La caméra surveille une portion de la quarante-neuvième rue ouest, non loin de Broadway.
L’opérateur ouvre une autre fenêtre sur son moniteur où apparaissent les trente secondes précédant l’alerte. On y voit la plaque se soulever et une personne mince sortir du trou. Elle ne porte ni l’uniforme d’un technicien de la compagnie des eaux ni la veste d’un ouvrier.
On la voit maintenant debout. L’opérateur fait un zoom. On ne voit que le menton et la bouche sous la casquette.
« Est-ce la journaliste que nous recherchons partout ? » demande son voisin. Il fait apparaître des photos de Cynthia. « Les vêtements sont plus sales, mais je te parie que c’est elle !
— J’envoie des voitures sur place !
— Elle ne court pas… Que fait-elle ? Elle parle à des gens ? »
Cyn n’a pas vraiment l’air de sortir d’une boutique chic. Elle demande cependant à la première venue : « Pardonnez-moi, puis-je emprunter votre téléphone ? »
La dame refuse et s’écarte. Cyn comprend qu’elle doit procéder autrement. Il n’y a pas grand monde ici, elle se rend au prochain carrefour. À l’angle, les panneaux lui indiquent où elle se trouve : W 49 St/Broadway. Elle essaie de se remémorer le plan de la ville, autant qu’elle le peut. Le studio ne doit pas être bien loin, mais elle ignore où précisément. Elle demande.
On l’envoie balader. Elle observe les gens tout en marchant. Sur un des bâtiments, il y a de grands panneaux publicitaires, un peu plus loin des écrans démesurés. À compter de maintenant, elle ne s’adressera qu’à des porteurs de lunettes. Il lui faudra un peu de chance, elle ne peut savoir instantanément si elles seront digitales ou normales. Cinq, six passent devant elle à la hâte, lorsqu’on la prend par le bras.
« Je l’ai ! »
Cyn fait un tour sur elle-même, essayant de s’arracher à la poigne de fer, mais une deuxième main écrase son autre bras. Deux jeunes gens portant des smartglasses la tiennent et lui parlent. Ou ils parlent entre eux. Ou à quelqu’un ? Cyn ne perçoit que des bribes de leur discussion.
« Mesdames et messieurs », intervient le modérateur en coupant la parole à Alvin Kosak, « comme vous le voyez, les événements se bousculent ! Deux passants viennent d’identifier Cynthia Bonsant sur Broadway, à côté de Times Square ! »
Les micros des hommes transmettent leur échange avec Cyn, la régie l’amplifie.
Carl suit cela d’un air froid et distant.
« Un ordinateur portable ! crie Cynthia. J’ai besoin d’un ordinateur ! »
Sa main apparaît à l’écran. Carl reconnaît une clef USB, sur laquelle se fixe la caméra.
« Nous devons montrer ce qu’il y a dessus !
— Vous pouvez le montrer à la police, répond l’un des deux hommes.
— Ils s’en foutent ! Ils croient que j’ai tué quelqu’un ! C’est faux ! C’est autre chose qu’il y a sur cette clef. Beaucoup plus ! Des milliers de morts ! Une expérience atroce ! Une vidéo sur cette clef… »
Elle ne va pas recommencer, soupire Carl en lui-même. D’où tient-elle ce truc ? Il pose sa main sur le micro de la télévision et murmure quelque chose à Joaquim, avec qui il est en liaison, de même qu’avec Henry.
« Je croyais que vous aviez détruit toutes les copies ! Y compris au Daily ! »
« Chers téléspectateurs », crie l’animateur, empêchant Carl d’entendre la réponse de Joaquim, « notre régie essaye actuellement de joindre l’un des deux hommes qui ont trouvé Cynthia Bonsant ! Le second… »
Ils n’ont rien compris, se dit Carl. Pourquoi l’un de ces deux types voudrait parler à un gars de la télé alors qu’ils peuvent balancer tout ce qu’ils veulent en ligne et que le monde entier y aura accès ?
« Je ne t’ai pas compris », fait Carl, sans remuer les lèvres.
« Je dis que nous avons détruit toutes les copies, répète Joaquim.
— Et dans sa main, c’est quoi ? »
« J’ai un portable », crie quelqu’un dans la foule qui entoure Cyn dorénavant.
Elle aperçoit l’ordinateur dans une housse au-dessus des têtes. Puis apparaît le visage d’un jeune homme. Ses cheveux blonds tombent en cascade sur son visage bronzé. Cyn voit tout de suite que ses lunettes sont un modèle de la première génération.
« Ici », crie-t-il en sortant l’ordinateur de sa housse.
Énervée, Cyn se débat pour se défaire de la poigne des deux hommes. « Lâchez-moi ! crie-t-elle. Regardez autour de vous ! Comment je pourrais filer ? »
L’homme à l’ordinateur est maintenant à côté d’elle, il le lui tend.
« Vous filmez avec vos lunettes ? » demande la journaliste aux deux hommes. « C’est transmis quelque part ?
— Sur YouTube, répond l’un.
— OK. » Elle se tourne vers la foule. « Tous ceux qui ont des lunettes, filmez et transmettez ça sur la toile ! »
Elle insère la clef USB dans l’appareil et le tient en l’air de façon à ce qu’une partie des personnes présentes puisse filmer.
Le souffle court, Carl suit les retransmissions des huit porteurs de lunettes sur place. Dans d’autres fenêtres défilent les posts des réseaux sociaux assortis du hashtag #NYCFugitive. Carl se sent mal à l’aise.
Elle va tout foutre en l’air !
« Putain, Joaquim, on ne peut rien faire ? » jure-t-il tandis que Cyn lance la vidéo.
Des « Ah ! » et des « Oh ! » fusent dans la foule, retransmis sur le plateau du talk-show.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? demande Joaquim.
— Tu vois bien !
— Mais il n’y a rien !
— Quoi ? »
La régie de l’émission fait défiler les images d’une personne particulièrement proche de Cyn ; on voit tout le désespoir de son visage. Sa bouche s’ouvre et se ferme comme celle d’un poisson.
Elle se tourne vers le propriétaire du portable. « Il n’y a rien. C’est possible ? Il y a une erreur ? »
Le jeune homme se penche vers elle, par-dessus l’écran, et hoche la tête. « Non, tout est correct. Il n’y a rien du tout sur la clef. »
« Tu vois ce que je veux dire ? » fait Joaquim à Carl.
Au sein du RTCC, l’opérateur voit Cynthia Bonsant retirer la clef et la remettre.
« La circulation est bloquée, dit un policier dans la radio. Que se passe-t-il ? »
L’opérateur examine la rue et constate, au moyen des nombreuses caméras, que plusieurs ralentissements se sont formés. Quelques feux de circulation ont cessé de fonctionner.
« Que se passe-t-il ? lui demande son voisin.
— On ne sait pas encore… Un problème avec les feux.
— D’abord les caméras dans le métro, maintenant les feux… Toujours sur le passage de cette Britannique. Ce n’est pas un hasard !
— Je m’en occupe », dit son voisin.
« Toujours pas d’arme visible, transmet-il à la patrouille. La suspecte a été appréhendée par deux citoyens, elle est maintenant entourée d’une cinquantaine de personnes. Tous les individus ont pu être identifiés. Rien à signaler. Toutes les rues alentour sont bouchées. Vous devez y aller à pied.
— Reçu. » Puis un juron.