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Voilà six heures que l’opérateur est à son poste. Ses épaules sont fatiguées, sa tête lourde, ses coudes le soutiennent tandis qu’il fixe l’écran mural. De nouveaux hochements de tête de Bonsant et du jeune homme blond confirment que la clef est bel et bien vide.

« Bon, fait l’un des hommes qui la tient. C’est fini.

— OK, crie Bonsant. Alors écoutez-moi ! Écoutez-moi ! Vous m’écoutez ? Et balancez tout ça sur la toile. J’ai des révélations à faire ! »

« Tu piges, maintenant ? » dit Carl à Joaquim, couvrant de sa main le micro du plateau, tandis que Cyn parle des recherches d’Edward Brickle et des taux de mortalité anormalement élevés.

« Quelqu’un doit l’arrêter, intervient Henry.

Qu’est-ce que je peux faire ? rétorque Joaquim. Couper le courant dans tout le pays ? »

Ils voient Cyn s’arrêter un instant, et regarder, surprise, l’immense écran publicitaire où passe maintenant la vidéo d’Eddie. Surexcitée, elle désigne l’écran, continue de parler, les regards de son public vont de la journaliste à l’écran.

« Mon Dieu ! soupire Henry. Ça vient d’où ? »

Un bandeau passe à l’instant même en bas de l’écran : « Zero vous présente Edward Brickle, une trouvaille de Cynthia Bonsant. »

Carl n’écoute plus. Il voit, depuis onze points de vue différents, bouger les lèvres de Cyn, et, en arrière-plan, la vidéo. Autour de la journaliste, une foule en mouvement. Certains mots arrivent aux oreilles de Carl et lui donnent les pires pressentiments. En effet, elle ne se contente pas de parler des découvertes de son jeune ami, mais relaye également ce qu’elle a appris auprès de Will. Bien entendu, Carl n’a communiqué à ses collègues que le strict minimum. Mais les journalistes, les autorités et les tribunaux s’empareront des allégations de Cynthia, et ne le lâcheront plus jusqu’à ce que Freemee rende publique la totalité de ses documents. Et même si on n’arrivait pas à l’y contraindre, alors la non-divulgation passerait pour de la dissimulation. Sans compter la joie de ses concurrents. Les plus importants collecteurs de données seraient en mesure, grâce aux informations qu’ils détiennent sur leurs propres utilisateurs, de donner des éléments de comparaison ou des indices qui viendraient éclairer tel ou tel aspect de l’expérience.

Pour l’heure, NBC diffuse la vidéo d’Eddie Brickle. Zero a dû la transmettre au monde entier.

Les sentiments désespérés de Carl laissent maintenant place à de froids calculs. Une de ses plus grandes forces.

« OK, dit-il à Joaquim et Henry. L’histoire devient publique. Il y a deux possibilités. La première : nous enterrons la crédibilité de Bonsant et de Brickle et nions tout en bloc…

— C’est plus que leur crédibilité qu’il faut enterrer, dit Joaquim. Les gens aiment la trahison mais détestent les traîtres. Nous devons rendre suspects leur personnalité, leurs mobiles, leur discours. Comme le gouvernement et les entreprises qui lui sont liées l’ont fait avec Snowden. Ils ont discrédité ses intentions, dénoncé sa fuite en Chine, son asile en Russie, et accentué quelques déclarations maladroites de sa part. Il est devenu un traître. Ça a plutôt bien fonctionné. »

Carl affiche un sourire crispé face aux caméras du studio braquées sur lui. Il murmure entre ses dents.

« Écoute, dit Joaquim, s’en prendre à sa personnalité pourrait marcher ! Au dehors, il y a déjà des voix qui s’élèvent. »

Carl se concentre sur les images.

« Des conneries ! »

« Elle ment ! »

« J’utilise Freemee tous les jours, ça marche super bien ! »

« Tu vois, il y a des utilisateurs Freemee sur place », fait Joaquim.

« Laissez-la parler ! » fait quelqu’un.

« Oui, qu’elle parle ! » renchérit un autre.

« Tu parlais de deux possibilités, intervient Henry.

— La seconde, c’est l’offensive. On déballe tout, avec les mots justes. Les gens aiment Freemee pour tout ce que la boule de cristal et les Act Apps font pour eux. Nous n’avons qu’à leur rappeler à quel point tout ça est positif pour eux. Rappelons-leur que leur confort et leur sécurité sont plus importants que leur liberté et leur indépendance. Ils ne sauront que faire, alors.

— On va faire les deux, dit Henry. S’en prendre à Bonsant et mettre en avant les avantages de Freemee.

— Impossible d’avouer les décès accidentels, avertit Joaquim. Sinon certains d’entre nous iront en prison…

— On n’en reconnaît pas la responsabilité, s’immisce Henry. Mais pas la peine de les nier. Impossible de prouver le rôle de Freemee. Et quand bien même ! » Il rit. « As-tu déjà vu le conseil d’administration d’un cigarettier, d’un fabricant d’armes ou d’une banque en prison ? Et les gens continuent d’acheter du tabac, des armes ou des crédits plus ou moins toxiques. Ce qu’ils feront aussi avec Freemee.

— Arrête avec ces comparaisons ! l’interrompt Carl.

— Bien, bien. Toute l’affaire nous donne encore un bel avantage : Erben Pennicott ne pourra plus exercer de pression sur nous une fois que tout sera sur la place publique. »

« Je viens de me connecter, dit Erben à Jon.

— Cette Bonsant a ouvert la boîte de Pandore. Je comprends maintenant ton intérêt pour Freemee.

— C’est du passé. Ça m’étonnerait que Freemee y survive. Les concurrents vont se réjouir de la pagaille générée. On se mettra en relation avec eux.

— On a retiré nos hommes, dit Jon. Dehors, il y a des caméras partout. Chacun est surveillé. Même nos troupes.

— Faudra penser à inventer la cape d’invisibilité.

— On y est presque. Mais pour l’heure, nos hommes doivent apprendre à agir dans ces circonstances. Le moment où ils ont essayé de reprendre Bonsant à la police de New York a été filmé par onze caméras de surveillance et par sept passants porteurs de lunettes.

— Sa fuite est bien commentée également. Elle constitue presque un aveu. Il est regrettable qu’elle leur ait échappé. Mais maintenant on l’a. »

« Si vous voyez ça, maintenant ou plus tard, demandez des informations à Freemee ! lance Cyn à la foule. Ou essayez d’éclaircir les disparitions comme celle d’Eddie Brickle.

— Ça suffit maintenant, madame ! » crie l’un des policiers qui est parvenu à se frayer un chemin à travers la foule, suivi de son collègue. « Écartez-vous ! Laissez-nous passer ! »

En les voyant, Cyn essaye de se libérer de la prise des deux hommes qui la tiennent de nouveau.

« Des disparitions assassines ! » hurle-t-elle dans la foule.

Elle est folle, lui crie-t-on.

Les fonctionnaires arrivent à son niveau, elle n’a plus que quelques secondes.

« Et si la mort du directeur des statistiques de Freemee survenue il y a quelques mois était un meurtre ? »

Tandis qu’elle poursuit, les deux policiers lui disent qu’elle est en état d’arrestation et l’arrachent aux deux hommes.

« Et qu’en est-il de Chander Argawal que j’ai prétendument tué ? crie-t-elle plus fort encore. La dernière fois que je l’ai vu, il était en parfaite santé ! »

Alors qu’on lui passe les menottes dans le dos, quelqu’un crie : « Paranoïaque ! »

Elle ne se laisse pas démonter. « Faites des recherches ! Examinez tout ça ! » crie-t-elle encore alors que les fonctionnaires l’emmènent. L’attroupement la suit, au-dessus de leur tête, l’imposant visage d’Eddie.

« Fermez-la ! ordonne un policier.

— Plutôt mourir ! Un gamin de dix-huit ans a réussi à percer ces mystères, vous pouvez y parvenir aussi ! »

Ils sont arrivés au carrefour suivant. Une voiture de police se trouve entre des taxis. Lorsque les fonctionnaires lui appuient sur la tête pour l’embarquer, elle se retourne une dernière fois. « Ensemble, vous trouverez plus de choses encore ! Vous trouverez tout ! »