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— Vous connaissez un bon hôtel, dans le coin ? demandé-je au chauffeur, lequel est fasciné par le sommeil du Gros. Faut dire qu’il est intéressant à voir pioncer, Béru. Il a glissé de la banquette et se tient positivement agenouillé dans la vieille Bentley, un bras encore passé dans la boucle de l’accoudoir, le chapeau cabossé, la bouche béante sur des chicots, le nez comme la trompette d’Armstrong au plus fortissimo de son solo, les joues en cactus malade, la veste à demi dépiautée, la cravate tirebouchonnée, la chemise sans boutons éclaboussée de gros rouge ; il a le sommeil féroce. Ses ronflements sont des rugissements. C’est beau, le sommeil d’une brute. C’est noble. L’animal dort toujours d’un vrai sommeil, alors que l’homme normal, quand il est endormi, semble encore sur le qui-vive… Quand j’étais mouflet, ce que j’aimais lors de mes visites au zoo, c’était le sommeil des lions. Éveillés, les lions sont tristes, c’est seulement quand ils dorment qu’ils ressemblent pour de bon à des lions. Chez l’homme, c’est le contraire. Il n’y a que la mort qui l’apaise tout à fait.

Béru, lui, appartient au règne animal. C’est probablement ce qu’est en train de se dire notre chauffeur tasmanien en admirant mon camarade endormi.

— Un bon hôtel, ICI ! fait-il avec effarement…

Il me cligne de l’œil.

— J’en connais qu’un. Je ne sais pas s’il est bon, mais on ne s’y ennuie pas !

— Alors, go !

Nous repartons à travers la populace. La pluie tombe moins drue. Une sorte d’espèce de bout de soleil rougeâtre embrase le couchant, car le crépuscule se pointe en loucedé. Lorsque le jour vacille, c’est la nuit qui tombe ! Tiens, encore une astuce à trois balles qui gênera mes biographes, plus tard. Quand ils seront en plein lyrisme à propos de mon œuvre, y’aura fatalement un petit futé dont la bouche ressemblera à un anus flétri pour susurrer. « Dites, vous trouvez ça génial : quand le jour vacille, c’est la nuit qui tombe, franchement ? Ça fait avancer la littérature, hein ? Ça vous propulse l’esprit dans les vertiges de la pensée ? ». Ce qui va me perdre, pour la postérité, c’est mon absence totale de méfiance, mes pauvres biquets. Quand on veut assurer ses arrières, faut s’y prendre au départ. J’en connais qui ont commencé par corriger leurs fautes de syntaxe avant d’écrire tellement ça lès angoissait le devenir de leurs cubrations élues. Les statufiables, ils commencent par se solidifier de leur vivant. Ils se purgent de tous déchets. Un apprentissage, je vous dis. Y a des glorieux, je parie qu’ils savent plus ce que ça signifie, aller aux cabinets. Quand ils lisent double V–C sur une porte ils pensent (les distraits) à William Chespire.

Notre solennel bahut s’arrête devant une maison basse dont les fenêtres sont pourvues de vitraux. La construction ressemble à quelque chapelle désaffectée. Une enseigne miaule doucement au bout d’une hampe rouillée. La boîte s’intitule In the pocket. Pour justifier sa raison sociale, on a peint un kangourou débonnaire au-dessous de l’inscription. L’animal est représenté assis, fumant la pipe, et une bouteille de whisky dépasse de sa poche. Croyez-moi ou allez vous faire admirer la prostate chez les Pygmées, mais il ressemble à Béru. Peut-être que le Gros descend de l’ordre marsupial, allez savoir ?

Je déboule du taxi et je pénètre dans l’estaminet. Une longue salle basse de plaftard, avec un comptoir hérissé de pompes à bière, des tables massives et des bancs garnis de peaux de zébus, me propose d’emblée sa fraîcheur de cave ou de caveau. Une grande fille blonde, aux longs cheveux tombants, s’y trouve seule, occupée à lire les dernières aventures d’Aster Hyx, le Gallois. Ma venue lui fait lever la tête. Elle possède un long visage blanc constellé de taches de rousseur. Je suis prêt à vous parier mon voyage au pôle Sud contre un voyage de Paul VI que cette môme n’est pas aussi blonde qu’elle en a l’air.

— Que voulez-vous ? me demande-t-elle en anglais et en se levant.

— Deux chambres, lui réponds-je dans la langue des Plantagenet et dans la foulée.

— Pour combien de temps ?

— Une seule et unique nuit, jolie demoiselle.

— Deux chambres, vous dites ?

— Je dis.

— C’est que je suis seule, objecte-t-elle.

— Je vous aiderai à faire les lits, me méprends-je.

Elle sourcille et d’un geste ravissant écarte ses longs cheveux de ses yeux pour, sans doute, mieux me considérer et, partant, mieux m’apprécier.

— Mais, et l’autre personne ? objecte-t-elle.

Votre cher San-A., malgré sa vaste intelligence marque un temps d’arrêt. Ma comprenette fait roue libre. Et puis voilà que je crois comprendre, because je me réfère à la réflexion de notre chauffeur. Le digne jockey ne m’a-t-il pas dit qu’il ignorait si l’hôtel était bon, mais qu’en tout cas on ne s’y ennuyait pas ? De là, je conclus que l’endroit est un hôtel plutôt spécial.

— Vous n’êtes pas Tasmanien ? murmure-t-elle.

— Pas encore, rétorqué-je en lui virgulant un sourire aussi large qu’un bâillement de crocodile, mais je peux éventuellement le devenir, car impossible n’est pas français.

Son regard s’illumine.

— Oh ! fait-elle dans un mauvais français, you are a frenshman ?

— Tout ce qu’il y a de man et tout ce qu’il y a de frensh, mon chou. Je dois passer une nuit ici en compagnie de mon kangourou personnel et on m’a chaudement recommandé votre établissement. Alors c’est O.K. pour les deux chambres ?

Un quart de plombe plus tard, nous avons débarqué nos bagages.

*

Les rues du patelin sont entièrement lampionnées maintenant. La pluie a cessé tout à fait et des haut-parleurs convient la population à se masser sur la place du marché aux autruches. Le Mastar est enluminé comme le livre d’heures du duc de Berry. Faut dire qu’à l’In the pocket le dîner a été copieux : marmelade de crabe au sucre de canne, cuissot de kangourou à la menthe et œufs d’autruche à la Roussin, le tout arrosé de whisky vu qu’ici le vin ne figure même pas sur les dictionnaires.

— On va chez notre collègue ? demande Béru.

— Oui, acquiescé-je. J’espère qu’il est rentré maintenant.

Mais mon espoir est vain puisque seuls les aboiements du roquet répondent à ma nouvelle salve de coups de sonnette.

— Il est peut-être été à la fête ? suppose le Malencontrueux.

Je dubitative.

— On reviendra plus tard.

Nous repartons donc. Moi, un peu déconcerté par ce début de coup fourré. Notre sous-marin appareille demain et il faut absolument que je vois le sieur Hourrou avant de pôlesuder.

*

Les hommes, vous le savez mes amis, c’est kif-kif les papillons : la lumière les fascine. Automatiquement, nos pas nous conduisent vers la place où se déroule l’émission. De gros projecteurs embrasent la nuit et une musique qu’un écrivain raisonnable qualifierait d’endiablée pilonne les tympans.

La place du marché aux autruches est éclairée comme un ring de boxe. La foule s’empile sur les gradins aménagés autour du vaste quadrilatère. Un orchestre yé-yé se démène sur une estrade dans un malaxage de paillettes.

Soudain, il s’arrête et l’on a l’impression bienfaisante qu’on vous coule du velours en fusion dans les portugaises.

Un homme bondit, micro en main sur l’estrade. C’est le présentateur. Il est ovationné.

À notre époque, ce sont les caméras de tévé qui font les supermen. Le monde est soumis aux tronches télégéniques. La preuve en est que pour devenir député il faut préalablement avoir été bonimenteur à l’eau-air-thé-ef ; autrement sinon, comme dit Béru, on est bonnard pour le complet veston.