Za dom, spremni, disait la devise du gouvernement oustachi pro-nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, pour la patrie, toujours prêts, sans le savoir j’étais prêt, j’étais mûr, Pallas Athéna allait me souffler dans l’oreille, et dix ans plus tard je me retrouve dans un wagon surchauffé à me tenir la tête à deux mains les yeux fermés sous un nom d’emprunt est-ce qu’on peut mettre un terme à quelque chose changer de vie réellement Andrija lui se décompose doucement dans le sol bosniaque, des milliers de vers blancs d’acariens de bactéries se chargent de le faire disparaître, j’ai survécu à la guerre et à la Zone qui s’ensuivit, pourtant j’ai bien failli ne pas quitter Venise, j’ai été sur le point d’y mettre fin à mes jours comme on dit avant que Marianne ne jette l’éponge d’une façon aussi soudaine j’ai dérivé au gré de la lagune jusqu’à la mort dans le brouillard, j’ai fini par tomber ivre dans un canal glacé, dans l’eau sombre m’attendaient des membres sectionnés et des crânes sans visage, le sourire démesuré d’une gueule cassée m’y mordit le ventre une main coupée m’agrippa les cheveux les filaments de peau arrachée les quartiers de chairs décomposées s’enfoncèrent dans ma bouche je pourris instantanément dans le liquide saumâtre emporté vers la vase noire et épaisse et tout s’arrêta enfin, je ne me débattais plus, il n’y avait plus de remous à la surface, plus que les mouvements des rats qui se lançaient par dizaines vers mon corps inerte dans la lagune de Venise ville de la pourriture noble et des palais branlants, je n’y suis jamais retourné, même quand je remplissais la valise à Trieste ou à Udine je l’ai soigneusement évitée, j’ai changé de train à Mestre pour ne pas être tenté de sortir de la gare à Santa Lucia et retourner au Ghetto, retourner place des Deux-Maures ou au quai de l’Oubli le bien nommé où je me suis assommé d’alcool avec Ghassan, on n’oublie pas grand-chose en fin de compte, les mains ridées de Harmen Gerbens le Cairote batave, sa moustache tremblante, les visages des islamistes torturés de la prison de Qanâter, la photographie des têtes coupées des moines de Tibhirine, les reflets sur les coupoles de Jérusalem, Marianne nue face à la mer, les cris du cochon d’Andrija, les corps amoncelés dans les camions à gaz de Chełmno, Stéphanie la douloureuse devant Sainte-Sophie, Sashka avec ses pinceaux et ses couleurs à Rome, ma mère au piano à Madrid, sa fugue de Bach devant un parterre de patriotes croates et espagnols, autant d’images liées par un fil ininterrompu et qui pourtant serpente comme une voie de chemin de fer évite une ville, des correspondances de trains possibles dans une gare : de retour d’enquête à Prague il y a peu je prends le train de nuit pour Paris via Francfort, dernière voiture, dernier compartiment, un homme d’une cinquantaine d’années est déjà assis, il mange un sandwich, il est huit heures du soir, il a une tête ronde et chauve, un costume gris un air de comptable, il me salue poliment en tchèque entre deux bouchées, je réponds tout aussi poliment, je m’installe, le train quitte la gare de Prague à l’heure, je joue machinalement avec une petite étoile de cristal joliment emballée dans un papier de soie rouge, souvenir de Bohême — une fois son sandwich terminé mon compagnon extirpe de son bagage un fort volume broché, une sorte de catalogue qu’il se met à consulter fébrilement, sautant d’une page à l’autre, un doigt sur des colonnes de chiffres, puis retour à la page antérieure, il regarde sa montre avant de jeter un regard courroucé par la fenêtre, il fait nuit, il ne peut rien voir, il reprend son livre, il me regarde souvent avec un air interrogateur, il brûle de me poser une question, il me demande savez-vous si le train s’arrête à Tetschen ? ou du moins c’est ce que je crois comprendre, je lui baragouine en allemand que je n’en sais absolument rien, mais que c’est fort probable, c’est la dernière ville tchèque avant la frontière, sur l’Elbe, l’homme parle allemand, il est d’accord avec moi, le train doit s’arrêter à Tetschen, même s’il n’y prend pas de passagers, wissen Sie, me dit-il, si nous descendions à Tetschen, nous pourrions monter dans le train de marchandises qui est parti de Brno cet après-midi un peu avant dix-sept heures, il nous laisserait à Dresde aux alentours de deux heures du matin et nous pourrions rattraper ce train-ci dont le départ n’est pas prévu avant trois heures moins le quart, c’est incroyable, convenez-en — j’en conviens, l’homme poursuit, son catalogue est en fait un gigantesque horaire de chemins de fer, il y a tous les trains ici, vous m’entendez, tous, c’est un peu compliqué à utiliser mais quand on s’y fait c’est pratique, c’est pour les professionnels du rail, par exemple nous venons de croiser un train dans l’autre sens il est vingt et une heures vingt-trois eh bien je peux vous dire d’où il vient et où il va, si c’est un convoi de passagers ou de fret, avec un tel livre vous ne vous ennuyez jamais quand vous voyagez en train, dit-il l’air manifestement très heureux, comment se fait-il qu’il ne sache pas si le train s’arrête à Tetschen, eh bien c’est très simple, très simple, voyez, l’arrêt est entre parenthèses, ce qui signifie qu’il est optionnel, mais le passage est signalé, donc nous avons la possibilité de nous arrêter à Tetschen, nous avions une autre possibilité d’arrêt il y a quelques minutes et vous ne vous êtes rendu compte de rien, vous ne vous êtes même pas aperçu que nous aurions pu nous arrêter là, wir hatten die Gelegenheit, vous voyez que ce livre est merveilleux, il permet de savoir ce que nous aurions pu faire, ce que nous pourrions faire dans quelques minutes, dans les heures qui viennent, voire plus, le regard du petit bonhomme tchèque s’éclaire, toutes les éventualités sont dans cet horaire, elles sont toutes là — le conducteur de la locomotive ne peut que s’en remettre à lui, je vais vous donner un exemple, je sais que vous allez à Paris et donc vous allez changer à Francfort pour prendre l’Intercity de huit heures du matin, entre-temps vous aurez mangé des Brötschen et une saucisse à la gare, puis à votre arrivée vous vous rendrez certainement à votre domicile 27, rue Eugène-Carrière dans le 18e arrondissement de Paris où vous parviendrez fatigué à quinze heures vingt-trois, vous déposerez vos valises prendrez une douche rapide et deux solutions s’offriront alors à vous, aller au bureau immédiatement ou attendre le lendemain matin, chaque possibilité aura ses avantages et ses inconvénients, si vous allez boulevard Mortier vous ne serez pas chez vous quand quelqu’un sonnera à votre porte à dix-sept heures quarante-huit, mais si vous restez l’intervention de cette jeune personne et la nouvelle qu’elle vous apporte vous feront oublier une partie des informations à inclure dans ce dossier secret, ce répertoire de morts que vous montez depuis quelque temps en utilisant plus ou moins illégalement les moyens que la Sécurité extérieure met à votre disposition, vous voyez tout est écrit ici, pages 26, 109 et suivantes, dans les deux cas, que vous soyez présent ou non, la prochaine correspondance sera page 261 de l’horaire, l’express Venise-Budapest, où vous vous enivrerez en chantant Trois jeunes tambours, puis page 263 vous monterez dans un wagon de marchandises en direction du camp d’extermination de Jasenovac sur la Save, puis page 338 dans un train Benghazi-Tripoli, vous voyez, l’express Tanger-Casablanca se trouve page 361, tout cela vous mènera à la page 480 et la perte d’un rejeton que vous ne connaîtrez pas, et ainsi de suite, toute votre vie est là, de nombreuses correspondances vous amèneront doucement, presque à votre insu, dans un train ultime Pendolino diretto Milano-Roma qui vous portera à la fin du monde, prévue à la gare de Termini à vingt et une heures douze, j’écoute la litanie ferroviaire du petit bonhomme avec attention, il a raison, ce catalogue est un outil magnifique, les professionnels du rail ont bien de la chance, pensé-je, l’homme pose le livre et prend un deuxième sandwich, il le mange avec grand appétit en me regardant dans les yeux, j’ai faim tout à coup — le Tchèque me sourit, il m’offre de partager son repas avec lui, j’ai la sensation d’un danger imminent, déformé par le sourire obséquieux son visage est soudain horrible, il insiste, me tend la moitié de son casse-croûte et je comprends qu’il veut m’empoisonner, que ce type à la tête de comptable est dangereux, la Mort est un Tchèque germanophone avec un horaire de chemins de fer, le terminus arrive toujours par surprise je vais crever j’ai peur, j’ai peur et je m’éveille en sursaut j’ai le cœur à cent quarante rêve absurde j’ai dû tressauter violemment peut-être même crier car mon voisin a les yeux fixés sur moi, le comptable tchèque avait la tête du fou de la gare de Milan, je m’en rends compte maintenant, sale cauchemar, mauvais présage, j’aurais pu avoir un très joli rêve érotique avec une inconnue, mais non, un songe de camarde ferroviaire, à Prague j’avais bel et bien acheté cette étoile taillée dans un bloc de cristal, elle provenait du camp de Theresienstadt, des enfants juifs enfermés dans ce ghetto l’avaient polie des jours durant, dans un des ateliers nazis, l’antiquaire qui me l’avait vendue avait un visage fourbe, il disait imaginez les petites mains des pauvres gamins qui l’ont fabriquée, je ne sais pas pourquoi mais je l’ai cru — la nuit est bien là à présent on ne distingue que quelques lumières dans le lointain, dans un des rêves de Johnny Got his Gun qui est-ce qui conduit la locomotive, c’est le Christ je crois interprété par Donald Sutherland, allez savoir qui est aux commandes de ce train-ci, quel démiurge me conduit tranquillement vers Rome, selon le Grand Horaire des Parques, j’irais bien boire un coup au bar, j’ai soif, c’est trop tôt, à ce rythme-là si je commence à boire je vais arriver fin soûl à Rome, mon corps m’encombre je le remue sur le siège je me lève j’hésite un instant je me dirige vers les toilettes c’est bon de remuer un peu et plus encore de se passer de l’eau tiède et non potable sur le visage, le chiotte est à l’image du train, moderne, acier brossé gris et plastique noir, élégant comme certaines armes de poing, encore de l’eau sur la gueule et me voilà requinqué, je retourne à mon siège, en voyant la couverture de Pronto j’ai une pensée pour le jeune loup cocaïnomane qui vomit du sang dans sa clinique de Turin, que les dieux lui soient cléments — dans son hôpital à lui le personnage de Johnny Got his Gun est caressé par le soleil et une belle infirmière, Johnny qu’on ne laisse pas mourir malgré ses suppliques en morse, Johnny le petit fantassin détruit par un obus rêve de paysages du Midwest et de Christs machinistes, le petit bouquin libanais me fait de l’œil sur la tablette, pourquoi ne pas y aller après tout s’y plonger sortir de moi un moment entrer dans l’imagination de Rafaël Kahla et ses récits, à défaut de Dalton Trumbo et Johnny s’en va-t-en guerre, le papier légèrement vergé est agréable au toucher, voyons voir si la libraire de la place des Abesses s’est moquée de moi ou pas :