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VII

tout est plus difficile à l’âge d’homme vivre enfermé en soi entrechoqué miséreux empli de souvenirs je ne fais pas ce voyage pour rien, je ne me recroqueville pas comme un chien dans ce fauteuil pour rien, je vais sauver quelque chose je vais me sauver malgré le monde qui s’obstine à avancer péniblement à la vitesse d’une draisine manœuvrée par un manchot, en aveugle un train la nuit dans un tunnel le noir encore plus épais j’ai dû dormir un moment, si seulement j’avais une montre, je n’ai qu’un téléphone, il est dans ma veste à la patère, mais si je le prends je vais être tenté de vérifier que je n’ai aucun message et d’en envoyer un, toujours la passion pour les télégrammes, envoyer des signes dans l’éther comme des signaux de fumée des gestes sans objet des bras des mains tendues vers le néant, à qui pourrais-je envoyer un message, depuis ce téléphone à carte que j’ai pris soin de faire acheter par un clochard moyennant un gros pourboire, par chance il avait une pièce d’identité et n’était pas trop délabré, le vendeur n’a pas fait de difficultés, j’ai quitté mon appartement laissé quelques affaires chez ma mère vendu mes livres en vrac à un bouquiniste de la porte de Clignancourt pris trois quatre trucs, en rangeant je suis évidemment tombé sur les photos, j’ai revu Andrija dans son uniforme trop grand, Marianne à Venise, Sashka à vingt ans à Leningrad, le camp de la Risiera à Trieste, le menton carré de Globocnik, les moustaches de Gerbens, j’ai tout emporté, et je peux dire que tout ce que je possède est au-dessus de moi dans un sac de taille assez réduite, à côté de la petite mallette qui va au Vatican et que je compte bien remettre à peine arrivé à Rome, ensuite ce soir dans ma chambre au Plazza via del Corso je vais boire au bar de l’hôtel jusqu’à sa fermeture et demain matin je prendrai un bain je m’achèterai un costume neuf je serai un autre homme j’appellerai Sashka ou j’irai directement chez elle je sonnerai à la porte et Dieu sait ce qui va se passer, Zeus décidera du destin qu’il convient de me donner les Moires s’activeront pour moi dans leur cave et advienne que pourra on verra bien si la guerre me rattrapera ou si je vivrai vieux en regardant grandir mes enfants les enfants de mes enfants quelque part caché dans une île ou un immeuble de banlieue de quoi pourrais-je bien vivre, de quoi, comme Eduardo Rózsa je pourrais raconter ma vie écrire des livres et des scénarios de films autobiographiques — Rózsa né à Santa Cruz de la Sierra en Bolivie d’un père juif communiste résistant de Budapest était l’envoyé spécial d’un journal espagnol à Zagreb avant de devenir commandant dans l’armée croate, je l’ai croisé une ou deux fois sur le front et plus tard en Irak, un amoureux de Che Guevara et de la guerre qui fonda notre brigade internationale, un groupe de volontaires qui parlaient anglais entre eux des Guerriers de la Grande Croatie libre et indépendante tous arrivés comme moi après les premières images de la folie yougoslave, Eduardo était déjà là, il débarque en Croatie en août 1991 un mois avant moi au moment d’Osijek et des premiers affrontements, il arrive d’Albanie et avant cela de Budapest et de Russie où il s’est formé à l’espionnage à la guérilla à la littérature comparée et à la philosophie, un poète — aujourd’hui il écrit des livres des recueils de poèmes et joue son propre rôle dans des films, peut-être Che Guevara aurait-il fini ainsi s’il n’avait pas fait le choix d’Achille, si on lui avait prêté vie il serait peut-être lui aussi — les armes rangées, la vie faite — devenu acteur, il a une si belle gueule : comme Hemingway Eduardo Rózsa écrivait vite, je l’imagine dans la nuit d’août sur la terrasse de l’hôtel Intercontinental de Zagreb où logeait toute la presse étrangère, la