une expérience militaire est toujours bonne pour les petits, il avait eu la sienne en Algérie, et les réseaux de solidarité internationale envoyaient des recrues se peindre la figure en vert et apprendre la langue dans les vieilles chansons des années 1940, j’aurais pu en être, j’aurais pu en être c’est certain si je n’étais pas parti par un tout autre biais, au fond nous étions tous volontaires, même Vlaho qui avait déserté l’armée yougoslave en plein service militaire à près de sept cents kilomètres de chez lui pour rejoindre les rangs de la garde nationale là où il se trouvait, près d’Osijek, il était resté avec nous, Vlaho le Dalmate, malgré le froid et la pluie qui lui gelait les os, et pourtant Dieu sait s’il était gras en arrivant, gras, doux et drôle, avec un visage tout rond, angélique, Vlaho était volontaire comme Andrija comme moi comme les Français du HOS comme Eduardo Rózsa, comme Orwell pendant la guerre d’Espagne, comme Cendrars en Champagne en 14, comme le demi-frère de Sashka, Kolia, avait combattu aux côtés des Serbes, solidarité slave orthodoxe contre Slaves catholiques, ex-communistes contre ex-fascistes, elle ne l’avait pas revu depuis des années me racontait-elle, Kolia le maigre le mystique revenu d’Afghanistan avait tourné en rond dans la Russie trop étroite de la fin des années 1980 avant de se lancer dans une aventure militaire avec les tchetniks, la sajkaca sur le crâne, en sifflant sans doute la Marche slave de Tchaïkovski, je revois Sashka allongée sur son sofa bleu au Transtévère quand elle apprend que j’ai été soldat en Croatie elle dit quelle coïncidence, mon frère a été à la guerre avec les Serbes, a été à la guerre, ce sont ses mots, moj brat pobyval na vojne, les chemins de la slavitude se croisent dans les lignes de tir, où était-il, je lui demande, gdje, je l’ai peut-être aperçu, peut-être nous sommes-nous mesurés à la kalachnikov, peut-être a-t-il tué un de mes camarades, peut-être un de ses obus nous a-t-il précipités dans la boue molle des champs de maïs, cul par-dessus tête, elle répond en Serbie, konjechno, les yeux si clairs de Sashka sur son divan ne comprennent pas la question, elle ne voit pas la guerre, elle ne peut pas comprendre, je devrais préciser, je sais que c’est en vain — dans le sabir slavo-latin que nous parlons il n’y a pas de place pour les nuances guerrières, nous avons si peu de mots communs, de vieilles paroles slaves et des vocables italiens transparents en français, trop peu pour éclairer les motivations des volontaires internationaux russes français ou arabes et c’est tant mieux, je me rends compte que c’est pour le mieux, l’imprécision l’impossibilité d’entrer dans les détails, tout reste dehors quand je suis chez elle, la guerre, la Zone, la valise que je remplis, le sens passe par les mains les cheveux le regard immense de Sashka les coïncidences qui nous lient l’un à l’autre les voies de chemin de fer du passé qui se croisent, à Jérusalem, à Rome, comme avec Eduardo Rózsa mon double hongrois reconverti dans la poésie et la politique internationale, qu’est-ce que je pourrais expliquer de mon engagement — partir pour une noble cause, celle de mes ancêtres habsbourgeois qui avaient défendu Vienne contre les Turcs, celle de ma famille maternelle, bourgeoisie de Zagreb liée à l’Autriche et à l’Italie, maman pleura de tristesse et de joie lors de mon départ, je sais qu’elle alla tous les jours à l’église prier pour moi, et mon père sans admettre prier autant repensait à sa guerre à lui, ses deux ans d’Algérie, bien content que la mienne ait un sens, comme il disait, même si ce sens lui échappait un peu, il ne connaissait presque pas la Croatie, à part quelques cousins de sa femme, mais respectait la passion pour le Pays, lui-même discret nationaliste français catholique, ingénieur sans grande curiosité pour le monde, un peu effacé, pourtant tendre et attentif — je me souviens du train électrique démesuré qu’il nous avait construit, tout un réseau sur une planche de bois gigantesque, patiemment, des dizaines d’arbres, de voies, d’aiguillages, de feux, de gares et de villages, contrôlés par des transformateurs, des potentiomètres complexes qui réglaient la vitesse des motrices qui se croisaient, s’attendaient, allumaient leurs fanaux rouges dans la pénombre de Noël, se perdaient dans des tunnels sous des montagnes de plastique recouvertes d’une herbe trop verte et rugueuse au parfum de colle se mêlant à l’odeur d’ozone de tous ces moteurs électriques en fonctionnement, depuis la gare de triage jusqu’au passage à niveau, des mètres et des mètres de petits câbles rouges et bleus couraient le long des voies clouées sur la planche, pour l’éclairage public, les barrières, les maisons, je me souviens il y avait un train de marchandises avec une locomotive à vapeur, un transport militaire allemand gris, des wagons de passagers français, des années durant dans le sous-sol de notre maison d’Orléans nous avons ajouté des voies des arbres des décors des trains à ce fantastique assemblage à l’échelle HO, j’imagine la fortune engloutie petit à petit dans cet ensemble qui dort aujourd’hui dans des cartons, depuis notre déménagement à Paris et le démontage douloureux de l’installation qui mit un terme précis à l’enfance, adieu les modèles réduits place au monde des trains réels comme celui-ci, quelque part entre Parme et Reggio d’Emilie — Eduardo Rózsa raconte dans un de ses livres la colère de son père communiste lorsqu’il apprit que son fils se battait aux côtés des Croates, des fascistes, pensait-il, des descendants des Oustachis du NDH, Nezavisna Država Hrvatska, l’Etat indépendant de Croatie de 1941 : la vérité c’est que des nazillons il y en avait à la pelle, accrochés à la mythologie de la victoire sur les Serbes, à la mythologie du seul Etat croate “indépendant” balayé par les partisans, nous avions tous la Foi, nous participions tous à l’histoire le fusil à la main les pieds dans des chaussettes douteuses l’haleine chargée le regard fier pour Dieu et la patrie pour venger nos morts pour nos enfants à venir pour la terre pour nos ancêtres enterrés dans la terre, contre l’injustice serbe, puis pour nos camarades pour le plaisir peut-être aussi le goût de cuivre du plaisir de la guerre la gloire l’honneur la peur le danger le rire le pouvoir nos corps aiguisés nos cicatrices et dans l’appartement minuscule du Transtévère il m’était impossible d’expliquer tout cela à Sashka, pas plus qu’elle ne pouvait m’expliquer les sentiments de son demi-frère qui ne l’intéressaient pas, elle ne l’avait pas revu depuis qu’elle avait quitté Pétersbourg en 1993, quand Kolia revenait de la guerre, justement, elle était partie s’était enfuie à Jérusalem ville de la Paix, de la lumière et de la violence éternelle, où j’aime penser que je l’ai croisée, alors qu’elle peignait de fausses icônes russes pour les touristes américains près de la porte de Damas, un ange sur l’épaule, je l’ai croisée c’est certain comme je croisais des balles avec son demi-frère aux alentours de Vukovar, comme les locomotives se croisaient en deux réseaux distincts sur la planche de mon père, comme je croise Eduardo Rózsa dix ans plus tard à Bagdad sans qu’il m’aperçoive, au bord du fleuve — et les milliers de documents de la mallette que le train promène à travers la campagne italienne ne sont que cela, des intersections, des hommes entrevus au Caire à Trieste ou à Rome, c’était simple, il n’y avait qu’à dévider les fils suivre les rails attendre de les rencontrer dans la nuit dans ma propre nuit qui grignote le paysage et les usines agroalimentaires de la région du parmesan et de la nouille : le cruciverbiste s’est levé pour aller aux toilettes, mon voisin somnole tranquillement, le wagon est silencieux, il ronronne ou siffle, je ne sais pas, au gré du mouvement des voies, je ferme les yeux, où voudrais-je aller maintenant, à Beyrouth la bleue retrouver les Palestiniens et Intissar dans le petit livre crème, pas encore, ou en Irak pays de la faim de la mort et de Babel, à Troie peut-être avec Marianne, aux Dardanelles homériques, à Mycènes ville d’Agamemnon pasteur de guerriers, elle domine la plaine aux belles cavales, loin des monts et des collines près d’Hissarlik, loin des fossés et des ravines où s’empilaient les corps desséchés des soldats anglais et australiens en 1915 il fallait y acheminer l’eau par bateau dans d’immenses cuves métalliques, j’ai soif tout d’un coup, peut-être le cruciverbiste est-il parti au bar et pas aux lavabos, des Dardanelles à l’Irak, de Troie à Babylone, d’Achille à Alexandre, en repensant à Heinrich Schliemann le découvreur d’Ilion la bien gardée, de Mycènes parée d’or, à Arthur Evans le chevalier de l’Empire de Sa Majesté qui poursuivit jusque dans sa quatre-vingt-dixième année l’aventure en Crète à Cnossos, la pipe à la bouche, convaincu d’avoir découvert le labyrinthe et le sanctuaire des puissants taureaux, et moi aussi, en quelque sorte je suis un archéologue, le pinceau la brosse à la main je fouille et sonde des choses disparues, enfouies, pour en faire surgir des cadavres, des squelettes, des fragments, des débris de récits recopiés sur des tablettes chiffrées, mes