tout le monde a oublié, disait Harout, tout le monde a oublié que les camps de la mort étaient ici, autour d’Alep, à Raqqa sur l’Euphrate, à Deir ez-Zor, à Hama, à Homs, et jusque dans le djebel Druze, près d’un million d’Arméniens sont passés par là dans leur longue marche vers la mort et ceux qui survivaient aux camps étaient envoyés toujours plus loin, à pied ou en charrette, jusqu’à ce que leur nombre soit si réduit qu’il devenait possible de les tuer à la main, de les brûler vifs, de les exploser à la dynamite ou de les noyer dans le fleuve, les témoins parlent d’anthropophagie causée par la famine, d’enfants se nourrissant d’excréments d’animaux, de Bédouins arabes qui razziaient les colonnes de déportés, enlevant les jeunes femmes nubiles, une courte apocalypse, quelques mois, entre 1915 et 1916, au moment où les soldats britanniques et français tombent comme des mouches sur les côtes des Dardanelles bien gardées face aux soldats commandés par Mustafa Kemal qu’on n’appelle pas encore Atatürk, Harout me racontait, devant un verre d’arak dans les fauteuils en cuir patiné de l’hôtel Baron, la mise à mort des Arméniens et comment la communauté d’Alep, présente dans la ville depuis les croisades, avait été rançonnée mais plus ou moins épargnée, il me racontait la fin de l’Empire ottoman le plus brillant, le plus bel empire de Méditerranée, des Balkans jusqu’en Libye, qui avait pourtant protégé ses minorités chrétiennes pendant des siècles, moyennant tribut — Harout Bedrossian né en 1931 m’a montré des photos de sa famille vers 1900, les hommes en tarbouche et les femmes en robe noire, il m’a emmené goûter les meilleurs soujouk et bastourma d’Alep, son français était impeccable et distingué, colonial, avec un bel accent étrange, nous ne parlions pas de travail, bien sûr, il n’était qu’un intermédiaire, comme moi, nous étions deux porteurs de valises, des hommes d’affaires louches, en bonne intelligence et rien de plus, l’homme ou les hommes qu’il représentait étaient des businessmen proches de ministres qu’ils arrosaient pour obtenir le droit de commercer avec l’étranger, clients d’apparatchiks alaouites et de caciques régnant sur une partie des innombrables polices et services de renseignements du pays de la grisaille et des prisons sans sortie, dont le désert était parsemé d’ossements arméniens que le gouvernement glorifiait surtout pour emmerder les Turcs leurs ennemis héréditaires, les Turcs fer de lance de la lutte contre l’Axe du Mal, avec qui la coopération militaire battait son plein, la France formait des officiers turcs à l’école de guerre des officiers français partaient en stage en Turquie des matériels des savoir-faire étaient échangés ainsi que des informations principalement sur l’Iran et le Caucase russe, malgré les apparences nos relations bilatérales étaient tout à fait cordiales et ce n’était pas quelques centaines de milliers d’Arméniens morts et oubliés qui allaient remettre en question l’équilibre géostratégique de l’après-guerre froide, nous, nous continuions à travailler, rien ne s’arrête, même quand les députés légiféraient pour le bien de la Turquie, pour l’amener, disaient-ils, à voir son passé en face ou quelque chose du genre, ce qui faisait crever de rire les ex-Ottomans en coulisses, la France ferait mieux de balayer ses cadavres devant sa porte, la France qui en 1939 évacue les derniers Arméniens lors de l’affaire d’Alexandrette, avec le cynisme propre à la République, après avoir maté dans le sang les révoltes syriennes elle vend à l’ennemi une partie du territoire syrien, la France patrie rageuse et violente bombarde les civils de Damas avec furie en 1945 au moment de partir, cadeau d’adieu, politique de la terre brûlée, je retire mes canons mais je vais m’en servir une dernière fois, laissant quelques centaines de morts inconnus sur le carreau, rien de bien grave, des Arabes, des Orientaux fourbes et incompréhensibles pour le général Oliva-Roget responsable de la canonnade, persuadé que les agents provocateurs britanniques sont derrière les émeutes qu’il réprime dans le sang avant de s’embarquer avec armes et bagages pour Paris rendre compte à de Gaulle grand pasteur de guerriers, la France embarrassait la Turquie en 1998 en lui jetant à la figure des milliers d’ossements arméniens, ce à quoi les Turcs rétorquaient par les milliers de cadavres algériens, et ce même Parlement de la Ve République qui avait voté la loi d’amnistie des crimes de guerre d’Algérie reconnaissait officiellement le génocide arménien, ému aux larmes, en 2001 — les massacres des autres sont toujours moins encombrants, la Mémoire toujours sélective et l’histoire toujours officielle, je me souviens avec Marianne aux Dardanelles le guide turc nous chantait les louanges d’Atatürk père de la nation le grand organisateur de la résistance de la péninsule, promis à un noble destin : ce fossoyeur de l’Empire avait réhabilité les Jeunes-Turcs dès son arrivée au pouvoir en 1923, alors qu’ils avaient été jugés à Stamboul en 1919 et condamnés pour les massacres de 1915–1916, reconnaître aujourd’hui le génocide serait trahir la Mémoire sacrée du père moustachu des Turcs, comme abroger la loi d’amnistie de 1968 pour l’Algérie est impossible et vain, trahison à la Mémoire du Général victorieux : la Mémoire, cet ensemble mortuaire de textes et de monuments, de tombes inscrites à l’inventaire, de manuels scolaires, de lois, de cimetières, de quarterons de militaires en retraite, ou pourrissant sous de riches tombeaux, pas de petites croix presque anonymes dans le cimetière de la multitude, mais un hypogée de marbre, solitaire comme celui de Charles Montagu Doughty-Wylie à Kilitbahir aux Dardanelles : l’officier britannique tombé en avril 1915 était sans doute le seul de son contingent à parler couramment le turc, à connaître intimement l’Empire contre lequel il se battait, où il avait résidé comme consul entre 1906 et 1911, à Konya et en Cilicie, Charles Doughty moustachu lui aussi avait ensuite été attaché militaire auprès des troupes ottomanes pendant la guerre des Balkans, chargé d’organiser le secours des blessés, il obtint même une décoration pour sa bravoure et son abnégation, le sultan lui agrafa une rose de cristal au revers de son veston, médaille ironique, Charles Doughty prendra une balle turque en plein visage au haut d’une colline perdue en Méditerranée, sans pouvoir profiter de la vue sublime sur l’Egée, des côtes troyennes qu’il connaissait si bien, déchirées par les canons de marine — et il ignorait certainement, au moment de mourir, que les Arméniens qu’il avait sauvés en 1909 en Cilicie étaient en train d’être à nouveau massacrés, cette fois-ci sans que personne puisse intervenir, ni le consul américain ni les quelques témoins des massacres, en 1909 à Konya Charles Doughty-Wylie et sa femme reçoivent la visite d’une voyageuse archéologue britannique, Gertrude Bell, qui les photographie dans leur jardin, en compagnie de leur serviteur et de leur énorme caniche noir, Mme Wylie en robe blanche, chapeautée, visage ingrat, traits durs, jalouse, peut-être, du succès de l’aventurière auprès de son mari, avec raison — Gertrude est amoureuse du beau Charles, la première femme “intelligence officer” du gouvernement de Sa Majesté est éprise de l’élégant militaire diplomate, elle ira se recueillir en secret sur sa tombe, aux Dardanelles, quelques années plus tard, au moment où elle intrigue pour la formation de l’Irak moderne et propose le trône à Fayçal roi des Arabes, Gertrude Bell l’espionne archéologue est sans doute responsable de bien des malheurs de la région, je pensais à elle à Bagdad devant le musée qu’elle avait fondé et qui venait d’être pillé, on retrouverait des sceaux-cylindres mésopotamiens jusqu’en Amérique, tout le monde vous proposait des antiquités, les onusiens repartaient les poches pleines de monnaies, de statuettes et de manuscrits médiévaux, le pays éventré perdait ses richesses par les entrailles et la tombe de Gertrude Bell, verte et silencieuse, était toujours là à Bagdad où personne ne se souvenait plus d’elle et de son rôle dans la naissance du pays, de ses intrigues ou de son amitié avec T.E. Lawrence l’Arabe, ni de sa mort mystérieuse, suicide ou accident, d’une overdose de somnifères le 12 juillet 1926 : j’ai dormi dans la chambre de Gertrude Bell à l’hôtel Baron à Alep, en pensant à Charles Doughty-Wylie et aux Arméniens, avant de poursuivre mon tour, en bon touriste de carnaval, je me suis rendu à Lattaquié, en train, depuis la gare d’Alep où arrivait autrefois l’express d’Istanbul, après avoir fait le tour du Taurus — le train syrien qui franchissait les montagnes n’avait pas de vitres, j’étais proprement gelé dans le wagon, maintenant j’étouffe, j’ai une gueule de bois terrible, je suis tout tremblant, flou, poisseux, à Lattaquié le ciel était violet après la pluie, la mer immense d’un gris inquiétant j’ai pris une chambre dans un hôtel au nom saugrenu de La Gondole, j’ai dîné dans un restaurant tenu par des Grecs, un poisson assez bon dans mon souvenir avec une sauce au sésame, il n’y avait rien à faire à Lattaquié à part boire dans un bar ma foi plutôt sordide où des aviateurs russes étaient en bordée, soûls comme seuls les Slaves peuvent l’être, deux géants de l’Oural avec uniformes et casquettes dansaient une valse grotesque, monstrueuse, tendrement enlacés leurs énormes paluches posées sur les épaules, ils se balançaient d’un pied sur l’autre en chantant je ne sais quel air russe, ils buvaient de l’arak sans eau à la bouteille pour le plus grand dégoût du patron, un Syrien hâlé un peu dépassé par les événements, les deux ours ex-soviétiques se sont étalés sur une table provoquant l’hilarité de leurs camarades qui m’offraient à boire, le taulier avait très envie de les virer mais il n’osait pas — je suis rentré ivre dans ma chambre d’hôtel pas très gaie, au mur des photos de Venise m’ont plongé dans la tristesse je me sentais plus seul que jamais Marianne m’avait quitté Stéphanie allait me quitter mon métier de l’ombre était des plus sordides je regardais le plafond ou les reproductions de gondoles en pensant aux Arméniens morts de Harout Bedrossian, aux Kurdes et aux Arabes trompés par Gertrude Bell, aux Dardanelles à Troie la bien gardée à la lagune secrète dans le brouillard de l’hiver à la mort partout autour de moi je pensais aux prisons syriennes aux pendus aux islamistes torturés à toutes ces existences gâchées jetées à la mer comme la pluie qui frappait fort contre la vitre et maintenant un crachin italien strie horizontalement la nuit aux alentours de Bologne, et malgré la valise la décision la nouvelle vie devant moi je ne suis pas en meilleur état que dans cette chambre d’hôtel à Lattaquié sur la côte syrienne la profession de solitude malgré le contact des corps malgré les caresses de Sashka j’ai l’impression d’être inatteignable d’être déjà parti déjà loin enfermé au fond de ma mallette remplie de morts et de bourreaux sans espoir de sortir au grand jour jamais, ma peau insensible au soleil restera à jamais blanche, lisse comme le marbre des stèles de Vukovar