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— Une autre, dit Ahmad.

Cette fois-ci l’explosion est colossale. Le bâtiment tremble et ils sont recouverts de poussière. Le bruit de cataclysme et les vibrations ont jeté Intissar sur le sol. Ses oreilles sifflent. Elle se relève en s’époussetant. Prudemment, deux combattants sortent par l’arrière pour voir où est tombé l’engin.

Pourquoi continuer à bombarder s’ils savent qu’ils ont vaincu ? Qu’est-ce qui n’est pas déjà brisé ? Elle sent monter une rage impuissante, une colère blanche, comme à chaque fois. Qu’est-ce qu’on peut faire contre les avions ? Les quelques missiles SAM-7 et 8 qu’ils possèdent sont inutilisables, trop peu savent s’en servir correctement. Marwan. Cette nuit ils vont aller chercher le corps de Marwan, elle l’enterrera, elle pleurera, et elle attendra que tout s’effondre.

*

La guerre l’a déplacée plusieurs fois depuis 1975. De la maison de ses parents jusqu’à cette chambre à Hamra. Sept ans. Le premier automne du conflit, au moment de son vingtième anniversaire, fut une boucherie. Francs-tireurs, explosions, massacres à la hache, fusillades, pillages, bombardements. Ensuite, l’habitude s’est installée. Elle se souvient des manifestations, des grèves, des universités fermées, des massacres de la Quarantaine, du siège de Tell Zaatar, une forme de routine macabre. Jusqu’à ce matin d’août 1978, il y a quatre ans presque jour pour jour, où ses parents ont disparu. Tous les deux. L’attentat a entièrement détruit le siège de l’OLP, cent cinquante morts. Le deuil l’a précipitée à terre. Les mois suivants, elle était éteinte. Déambulait en fantôme sans poids sur le sol. L’appartement vide, les vitres scotchées en croix pour éviter qu’elles n’éclatent quand les obus tombent. La pénombre permanente. Les menstruations éternelles, le corps qui n’en finit pas de saigner. Aucune volonté, rien. Elle flottait comme Beyrouth au gré des accords internationaux. Perdre Marwan aujourd’hui n’est pas plus difficile. Pas moins difficile. Tout recommencer, toujours. Perdre la ville, à chaque fois, la ville qui a commencé à se liquéfier sous les bombes, à se vider doucement dans la mer, l’ennemi sous les remparts, partout. Penser est inutile. Advienne que pourra. Elle va aller récupérer le corps de Marwan, pour le laver et l’enterrer, et ensuite, ensuite, selon les décisions des Américains, des Israéliens, des Russes et autres dieux lointains, on fera d’elle ce qu’on voudra.

Attendre la nuit est bien long. Elle se rappelle l’attente de la fin du jeûne de ramadan, au printemps ou en été, interminable. Petite elle trichait, elle avait trop soif en fin d’après-midi, elle allait boire aux toilettes et puis, honteuse, demandait pardon à Dieu. Attendre en aidant à la préparation des plats de l’iftar et des innombrables pâtisseries était un vrai supplice. Sa mère se doutait qu’elle trichait, bien sûr, mais elle ne disait rien. Elle souriait tout le temps. Comment faisait-elle, elle, pour résister, les mains dans la nourriture, en train de préparer les soupes, les beignets, les gâteaux, les boissons — son père arrivait quelques minutes avant l’adhan et la rupture du jeûne, le ciel de Beyrouth était déjà teinté de rose et de safran, Intissar était assise à table, les assiettes étaient servies, elle se sentait comme un coureur sur une ligne de départ. Ses parents n’étaient pas religieux. Ils appartenaient à la gauche marxiste du Fatah. Le ramadan n’avait rien à voir avec la religion. C’était une victoire sur soi et une tradition. Une victoire pour la Palestine, presque. Une tradition qui vous rattachait à un monde, au monde de l’enfance et du qamar eddin orange importé de Syrie, de la soupe de lentilles, du jus de tamarin venu d’Inde, de la cannelle, de la cardamome, de la nuit tombant doucement sur tout un peuple qui s’empiffre, avant de chanter, de rire ou de regarder des films égyptiens, de vieux films de fête où Samya Gamal ensorcelait toujours Farid el-Atrache, Intissar essayait de danser comme elle, en balançant ses hanches sèches, en remuant la poitrine qu’elle n’avait pas encore, et tard dans la nuit on dormait un peu, jusqu’aux cris de l’aube et au commencement du nouveau jour de jeûne.

Maintenant elle attend pour aller récupérer le cadavre de Marwan. Habib et les autres ont recommencé à jouer aux cartes en fumant. De temps en temps un des combattants va jeter un coup d’œil dehors, une ronde rapide. A priori les Israéliens ne tenteront rien tant que les négociations seront en cours, mais on ne sait jamais. Ils ont gagné la bataille de Beyrouth. Personne ne pourra empêcher la ville de tomber. Intissar admire le moral des soldats. Pour eux, cette défaite n’est rien qu’une étape. Ils ont survécu à la Catastrophe, à la guerre de 1967, à Septembre noir ; ils survivront à la chute. La Cause survivra. Ils recommenceront de zéro quelque part, où que ce soit. Jusqu’à récupérer un morceau de terre où s’établir. Une patrie qui ne soit pas seulement un nom dans les nuages. Elle non. Si la ville tombe elle tombera avec elle. Elle tombera avec Beyrouth et Marwan. Elle imagine son corps à elle sous le soleil dans une ruelle, percé par les couteaux maronites ou les baïonnettes israéliennes, au milieu d’un tas de cadavres.

Aussi long que puisse paraître le crépuscule, la nuit finit toujours par arriver.

Habib et ses soldats mangent du halva avec un peu de pain. Ahmad lui en offre, elle refuse de la tête. Hier c’est Marwan qui lui en aurait proposé. Les combattants sont les mêmes, ils font exactement les mêmes choses qu’hier, fument, jouent aux cartes, mangent du halva ou des sardines, Marwan est mort pour rien, rien n’a changé dans le monde, absolument rien, quelqu’un joue à sa place, quelqu’un mange à sa place, quelqu’un offre du halva à Intissar à sa place, la ville va tomber, les combattants vont la quitter et Marwan va rester là. Intissar somnole un moment, les bras croisés, le menton contre la poitrine.

C’est Habib qui la réveille en lui touchant doucement l’épaule.

— Prépare-toi, on va y aller.

Elle se lève, se dégourdit les jambes, vide la bouteille d’eau, s’isole dans la salle de bains hors d’usage et jonchée d’excréments, elle en ressort presque immédiatement, l’estomac au bord des lèvres.

Il fait toujours aussi chaud. Elle enlève un moment sa veste, son tee-shirt kaki est trempé. Elle se recule un peu dans la pénombre et retire son soutien-gorge. Tant pis pour la pudeur, la décence, ou le confort de la course. Elle jette dans un recoin obscur le sous-vêtement gorgé de sueur.

Comme toujours avant une opération, son cœur bat plus vite, sa bouche est sèche. Elle a d’étranges crampes dans la mâchoire. Elle se concentre, contrôle son arme, les munitions, les grenades. Elle vérifie les nœuds de ses lacets, le cran de sa ceinture. Elle est prête. Habib et les autres font tourner un dernier joint et une bouteille d’eau. Ahmad, Habib et Intissar vont sortir. Les trois autres restent ici au cas où. L’un s’est installé sur le siège derrière la mitrailleuse pour pouvoir couvrir leur retraite si quelque chose se passe mal. Le deuxième prépare des RPG, et le troisième finit le haschisch en regardant le plafond.