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— A l’arrière de la voiture il y a une caisse de bouteilles d’eau. Prends-la. Demain matin je serai là.

Elle a la voix qui tremble un peu.

— Merci, Abou Nasser. Merci beaucoup.

Les soldats descendent de la Jeep, sauf Ahmad. Il la salue d’un signe de tête, une main contractée sur sa blessure. Elle prend la caisse d’eau. Les gardes du corps la suivent avec la lourde bâche verte.

Parvenue à son étage, elle ouvre la porte. Le petit appartement est plongé dans l’obscurité.

Les soldats déposent le cadavre, elle allume la première bougie qui traîne. Elle les remercie. Elle s’assoit près de la flamme jaunâtre, et se met immédiatement à pleurer. Elle est épuisée. L’odeur étrange du corps envahit petit à petit la pièce. Croit-elle. Elle va dans la chambre prendre la lampe à gaz.

Marwan est un héros. Un martyr de la cause. Un grand soldat. Respecté bien sûr par Abou Nasser, mais aussi par Abou Jihad et les autres. Il refusait la défaite. Il voulait se battre jusqu’à son dernier souffle. Il est mort abattu dans le dos par une mitrailleuse au cours d’une reconnaissance pour planifier une opération. Continuer la résistance. Fortifier la ville. Ne pas la laisser tomber aux mains de l’ennemi. Maintenant, au milieu de la nuit, dans le silence, tout cela semble dérisoire. Même elle, les combats qu’elle a menés, les expéditions dans le Sud, les batailles contre les phalangistes, les hommes qu’elle a tués, tout cela est bien loin. Inutile, vain. Elle se rend compte qu’elle a oublié son arme au poste sur le front. C’est un signe. Jamais cela n’aurait pu lui arriver au cours des deux dernières années. Marwan n’a plus d’armes, elle non plus. La ville est suspendue en l’air. Après sept ans d’affrontements. Des larmes de rage et de tristesse lui envahissent les yeux. Elle retire sa veste. Dans sa garde-robe, tout est kaki, vert foncé, camouflé. Elle trouve une chemise de nuit grise. Elle va s’occuper du cadavre. Elle installe la lampe dans la petite salle de bains. Il n’y a pas de bac de douche, juste une bonde au milieu du sol carrelé et légèrement en pente. Elle apporte le carton de bouteilles d’eau. Abou Nasser est attentionné. Sans ce cadeau jamais elle n’aurait pu laver le corps. Elle l’installera sur le lit, dans un drap blanc, et elle le veillera jusqu’à ce qu’arrive la voiture demain matin. Puis ils passeront la prendre et l’enterreront. Quelque part. Si les Israéliens nous laissent tranquilles. Elle rassemble son courage et traîne la bâche jusqu’à la salle de bains. Elle tire le plastique, découvre le treillis maculé. La figure déformée. La barbe sombre. Elle tremble, elle a des larmes dans les yeux. A genoux auprès de Marwan, c’est bien lui, tout d’un coup. Elle le voit là malgré la distance de la mort. Il est revenu dans son corps. Elle a du mal à retirer la veste et le tee-shirt, les bras sont raides, elle découpe les vêtements avec des ciseaux. Son torse. Il y a quatre blessures noires sur son torse. La sortie des balles. Grandes, nettes, mortelles. Faites pour traverser les blindages et les murs. Elles ont certainement continué leur course sans même ralentir. Odeur de viande, de mort. Elle découpe le pantalon, retire la botte unique. Elle prend tous les vêtements ensanglantés, l’estomac au bord des lèvres, les jette dans l’évier de la cuisine, y verse un peu d’alcool de lampe et les enflamme. Qui s’inquiétera de la fumée dans Beyrouth assiégée ? Elle a une brève nausée. Elle vérifie que rien ne peut prendre feu autour de l’évier et ferme la porte.

Marwan, nu devant elle sur le carrelage de la salle de bains. Les yeux clos, le visage durci par la contraction des mâchoires. La surprise de la mort, la surprise des projectiles de 12,7 qui traversent sa poitrine, perforent son cœur, ses poumons, brisent les côtes. Elle prend une éponge, et renverse le contenu d’une bouteille d’eau sur Marwan. Intissar ne tremble plus. Elle ne pleure plus. Elle le caresse doucement. Elle efface petit à petit les traces de sang coagulé sur le torse, autour de la bouche, du nez, sur le ventre, délicatement. Marwan le guerrier. La première fois qu’ils ont combattu ensemble, le long de la ligne de démarcation, son entraînement était à peine achevé. Elle n’avait pas peur, elle avait confiance en elle, et confiance en Marwan pour la guider. Marwan était un des officiers les plus respectés. Un brave. Les Palestiniens n’avaient rien à voir avec l’amateurisme et l’anarchie des milices libanaises. Une fois que l’artillerie s’était tue, ils avaient préparé aux fascistes un piège parfait, une tenaille qui les avait broyés. Elle se rappelle parfaitement l’assaut final, le goût de cuivre dans la bouche, le bruit, les courses entre les immeubles, elle revoit la première rafale qu’elle a tirée sur une cible humaine, mouvante, et sa surprise quand elle l’a vue s’abattre, elle se souvient de l’excitation du combat, puissante, sexuelle, féroce, qui s’assouvit, tard dans la nuit, entre les bras de Marwan. Le plaisir de la victoire. Intissar est la seule femme à avoir détruit un véhicule et ses occupants avec une roquette antichar. Elle a longuement regardé les cadavres noircis se consumer dans les flammes de la voiture renversée, emplie d’un mélange de satisfaction, de fascination et de dégoût. Elle sait que sa cause est juste. Ce n’est pas elle qui a déclenché la guerre. Ce sont les sionistes. Puis les Libanais alliés des Israéliens. Puis de nouveau les Israéliens. Et maintenant, la défaite, les bottes lourdes qui n’avancent plus. Marwan qui ne court plus assez vite pour éviter les balles. Les martyrs abandonnés sur un coin de trottoir. Les corps lavés dans des salles de bains d’appartements. La ville qui tombe et, pour finir, l’exil.

XIV

miséreux magnifiques ces Palestiniens aux lourds godillots quelle histoire je me demande si elle est vraie Intissar lave le corps de Marwan c’est très triste tout ça très triste, j’aurais aimé laver le corps d’Andrija le caresser avec une éponge une dernière fois, les récits se recoupent, les vêtements de Marwan brûlent dans l’évier beyrouthin comme mes treillis dans ma salle de bains vénitienne, une coïncidence de plus, pauvre Intissar, malgré les cris de victoire de certains l’été 1982 n’a pas dû être des plus gais, je me demande si Rafaël Kahla l’auteur du récit se trouvait à Beyrouth à ce moment-là, sans doute, c’est probable, quel âge a-t-il, cinquante-quatre ans dit la quatrième de couverture, oui c’est possible il en avait un peu moins de trente à l’époque, l’âge de Marwân peut-être, septembre 1982 l’ombre est bien haute sur les Palestiniens, ils vont se réfugier à Alger puis à Tunis, tous ces combattants éparpillés dans la Zone — Rafaël Kahla dont je ne sais rien a peut-être quitté le Liban en même temps qu’Intissar, peut-être pour s’exiler à Tanger, Tingis la phénicienne où il croisera Jean Genet, avec qui il reparlera des Palestiniens : en septembre 1982 Jean Genet passe quelques jours à Beyrouth en compagnie de Leïla Chahid la diplomate de la Cause, la très active représentante de l’OLP à Paris qui avait chez nous une fiche longue comme le bras, je ne me souviens plus comment mais les dieux badins envoient Genet à Chatila le dimanche 21 septembre premier jour de l’automne le lendemain du massacre, Jean Genet le fossoyeur céleste caresse les cadavres violacés et gonflés par les mouches dans les ruelles étroites du camp de la mort, il se promène, il accompagne du regard les trépassés vers la fosse commune, il découvre le silence et le calme, l’odeur de la chair dans le parfum de la mer, c’est peut-être le sens du récit de Rafaël Kahla, le corps de Marwan abandonné à un carrefour, inatteignable, Intissar lave le corps de Marwan comme Genet celui des vieillards et des enfants assassinés de Chatila, sous les yeux des soldats israéliens qui fournissent les bulldozers pour effacer la bévue — Andi mon vieux moi je n’ai pas pu aller te chercher, je n’ai pas pu, on a entendu la rafale on t’a vu, là, étendu dans ta fiente, et on a commencé à se battre, les tirs ont sifflé autour de nous, les mêmes balles qui venaient de te traverser la poitrine, je n’ai pas eu le temps de pleurer, pas eu le temps de te caresser, dix secondes après t’avoir aperçu m’être précipité vers toi j’étais allongé dans l’humus l’arme à la main contraint à ramper pour m’échapper, pour m’enfuir en te laissant là parce que nous étions presque encerclés, coincés, en infériorité numérique, dépassés par le groupe de moudjahidin autour de nous, la dernière fois que je t’ai vu tu avais les yeux grands ouverts vers le ciel de Bosnie un sourire sur le visage une contraction je n’ai pas eu la chance d’Intissar, j’ai fui lâchement peut-être parce que je ne t’aimais pas assez peut-être ma propre vie m’importait-elle plus que la tienne peut-être la vie n’est-elle pas comme dans les livres, j’étais un animal rampant effrayé par la vision du sang j’avais souvent pensé que je pouvais mourir mais pas toi, nous te croyions immortel comme Arès lui-même, j’ai eu peur, soudain, je me suis carapaté lâchement, un insecte cherchant à échapper à un coup de botte, nous nous sommes tous enfuis t’abandonnant là dans la campagne frétillante du printemps, mais ne t’inquiète pas tu es vengé, tu es doublement vengé car Francis le lâche est en train de disparaître, après son long passage parmi les ombres de la Zone il est en train de s’effacer, je vais devenir Yvan Deroy, je te dois cette vie nouvelle, Andi, c’est fait, je suis parti, on se reverra sur l’île Blanche de l’embouchure du Danube, quand l’heure sonnera, adieu Marwan adieu Andrija et merde voilà que je pleure maintenant, cette histoire me fait pleurer par surprise je ne m’y attendais pas, c’est malin je me frotte les yeux je tourne la tête vers la vitre qu’on ne me voie pas je ne suis pas très en forme je suis épuisé sans doute je n’arrive pas à arrêter les larmes c’est ridicule il ne manquerait plus que le contrôleur débarque, j’aurais l’air fin, à pleurer comme la Madeleine à quelques kilomètres de Florence, ça doit être l’effet du gin, un coup de la perfide Albion, non, ce récit me retourne sans que je m’en rende compte, trop de choses, trop de points communs, mieux vaut reposer le livre pour le moment, même à Venise dans les limbes au fond de la lagune je pleurais peu et voilà que près de dix ans plus tard je larmoie comme une jeune fille, le poids des ans, le poids de la valise, le poids de tous ces corps ramassés à droite à gauche conservés embaumés dans la photographie avec les listes interminables de leurs vies de leurs morts je vais les enterrer maintenant, enterrer la mallette ceux qu’elle contient et adieu, j’irai rejoindre le Caravage dans un joli port au pied d’une petite montagne, bouffer des nouilles à m’en faire péter la panse, apprendre