La Divine Comédie par cœur et écrire mes Mémoires et des poèmes comme Eduardo Che Rózsa le guerrier international, juste après l’Irak je l’ai revu à la télévision, par hasard, dans un documentaire britannique que Stéphanie m’a presque forcé à regarder, elle voulait savoir, Stéphanie voulait savoir ce que j’avais vu ce que j’avais fait à la guerre, pour elle ces deux ans de mon existence étaient la clé, le cœur du mystère, elle voulait m’en guérir, elle était persuadée qu’il fallait que j’en parle, que je me vide de mes souvenirs que je me confesse qu’elle m’écoute et tout irait mieux, bien sûr je savais qu’elle n’était pas prête à m’entendre, alors je me taisais, mais elle revenait à la charge en cherchant à toute force à me faire parler, elle inventait des prétextes, aujourd’hui j’ai lu une note très intéressante sur le retour de la Slavonie orientale à la Croatie, de très gros sabots qu’elle avait, je répondais ah ? elle insistait ça ressemble à quoi, là-bas ? et ainsi de suite, je m’énervais sans comprendre qu’au fond ses questions étaient légitimes, et puis elle était si belle j’étais bien avec elle alors je patientais, à l’époque par égard pour le Service nous vivions pour ainsi dire cachés, évidemment tout le monde devait être au courant, Lebihan le chef paternel me faisait des clins d’œil, lui qui était pourtant si discret, si professionnel — je sèche mes larmes, ça y est je ne pleure plus, merci monsieur Lebihan, c’est passé, rien de tel que votre figure rubiconde pour me remettre du baume au cœur, de l’autre côté de la travée la flûtiste dort toujours, son mari ne s’est apparemment aperçu de rien, il regarde par la vitre, cherche à percer les ténèbres de la campagne, bientôt Florence, ensuite le train ne s’arrêtera plus, ça va aller vite maintenant, j’espère, dans un peu plus de deux heures je serai au Plazza perdu dans la foule des touristes, quand je pense que je pourrais y être depuis dix heures du matin si je n’avais pas raté l’avion, un coup des dieux sans aucun doute, une farce du Destin pour me punir par douze heures de train, ce matin à peine le TGV en marche je me suis endormi pour me réveiller dans les Alpes, au milieu de la neige et des aiguilles de glace aux alentours de Megève, c’est l’effet de l’amphétamine qui m’a réveillé sans doute, j’ai l’impression qu’il fait nuit sans interruption depuis quarante-huit heures depuis des jours des années est-ce que je verrai l’aube est-ce que je verrai l’aube est-ce qu’Yvan Deroy le fou verra l’aube demain matin en sortant de sa chambre d’hôtel en bon voyageur il se rendra au Forum ou à Saint-Pierre, Rome ville des autocrates des assassins et des sermonneurs, j’espère que demain il fera grand jour, j’espère que l’aube viendra aussi pour Intissar, l’aurore aux doigts de rose enveloppera Beyrouth et Tanger, Alexandrie et Salonique, l’une après l’autre, les tirera de l’ombre, dans notre guerre il y avait peu de femmes, quelques-unes froides et sauvages et d’autres tendres et amicales, qui venaient comme infirmières, comme cuisinières, les femmes étaient surtout des veuves des mères des sœurs, des victimes, les autres n’étaient qu’exception à la règle, les femmes étaient principalement des images dans les portefeuilles comme la sœur d’Andi le brave, ou Marianne dont je portais moi aussi la photographie, ainsi tous les soldats depuis qu’il y a des images peintes — je ne l’ai jamais regardée, la photo, je n’ai jamais tiré de ma poche cette image de Marianne prise en Turquie au bord de la mer, elle moisissait doucement avec ma carte de crédit, entre les plis de cuir blanchis par la sueur, au début j’écrivais des lettres, nous écrivions des lettres, sauf Andrija dont les parents étaient tout près : contrairement à Marcel Maréchal et aux poilus de 1914 je ne savais jamais quoi raconter, j’avais honte peut-être ou peur d’effrayer ma famille, je leur servais des banalités sur l’ennemi si puissant, sur le courage de nos troupes, sur la victoire et je disais que je me portais bien, que je ne prenais pas de risques inutiles, que j’avais de bons camarades qui veillaient sur moi, c’est tout, alors bien sûr les lettres se sont espacées, elles ont été remplacées par quelques coups de téléphone rapides passés gratuitement depuis un PC d’opération, de plus en plus rarement, et très certainement mes parents et Marianne se sont habitués à l’idée qu’il ne m’arriverait rien de grave, puisque je ne donnais pas de nouvelles, ni bonnes ni mauvaises, mais j’ai su par la suite que ma mère était tout de même assez préoccupée, qu’elle allait à l’église tous les matins à sept heures prier pour moi et qu’elle brûlait un nombre conséquent de cierges, c’est peut-être ce qui m’a sauvé, d’ailleurs, toute cette fumée cette cire fondue dans le 15e arrondissement de Paris, j’ai du mal à imaginer ma sœur à ma place au front comme Intissar, qui sait, elle aurait peut-être fait une combattante exceptionnelle, après tout elle est capable de déployer des trésors de perversité, elle est volontaire et patriote — Marianne elle m’écrivait souvent, elle me narrait dans le détail ses journées d’étudiante parisienne, me donnait des nouvelles de l’actualité culturelle et politique, me disait que je lui manquais et m’enjoignais de rentrer le plus tôt possible, elle s’était mise dans la peau de la fiancée fidèle, elle aurait fait une veuve magnifique, bien plus que Stéphanie, Stéphanie ne m’aurait pas attendu, elle avait trop le sens des affaires et du temps, le goût du présent, bien moins chrétienne, en ce sens, que Marianne la bourgeoise, Stéphanie voulait savoir elle était curieuse de la guerre elle avait vu la photo où nous trônions tous les trois avec Andrija et Vlaho en uniforme, c’était devenu une obsession, comprendre et me faire “crever l’abcès” comme elle disait, effacer le traumatisme qu’elle imaginait, c’est pour cette raison que j’ai revu le commandant Eduardo Rózsa dans un documentaire de Channel 4, Stéphanie a débarqué chez moi un soir pour dîner en disant tiens j’ai enregistré cette émission hier, on pourrait la regarder, ça t’intéressera peut-être, elle mentait sûrement, le film datait de 1994 peu probable qu’une chaîne quelconque l’ait diffusé la veille, elle avait dû remuer ciel et terre pour trouver des images montrant les combattants étrangers en Croatie, elle s’imaginait que j’avais combattu dans une brigade internationale, ce qui aurait fort bien pu être le cas, j’étais de bonne humeur j’ai dit pourquoi pas, si ça te fait plaisir, après tout il faudrait en passer par là un jour ou l’autre, je revenais de Trieste j’avais l’impression d’être content, il avait plu tout au long de mon séjour entre Globocnik et Stangl, parmi les restes de l’Aktion Reinhardt éparpillés sur l’Adriatique, j’étais content de retrouver Stéphanie, nous avons dîné, je n’aurais jamais dû me laisser convaincre de voir ce film, il s’agissait en fait d’une enquête sur la mort du photographe britannique Paul Jenks, mort d’une balle dans la nuque du côté d’Osijek, dans des circonstances mystérieuses, Paul était photographe principalement pour le