alors tu as tué des gens ? et j’en tombe des nues, cette intelligence cultivée est incapable d’admettre qu’elle aussi est touchée indirectement par la violence, aspergée par mes actions, la fonctionnaire qui prépare les options stratégiques de l’armée française ne se rend pas compte de ce qu’il y a à l’autre bout de son travail, non, j’ai passé quelques mois à ramasser des champignons en chantant des chansons paillardes, je sens une rage sourde monter en moi, qu’est-ce qu’elle veut savoir au juste, mais… combien ? ça me rappelle ces amours adolescentes, quand on se demande “tu as couché avec combien de types, toi ?” je n’en sais rien, Stéphanie est têtue, elle a un regard de juge, elle insiste, beaucoup ? je réponds la vérité, je n’en sais rien, c’est impossible à savoir, et elle ignore tellement de quoi je parle qu’elle pense voir sur mes épaules des milliers de cadavres, tout d’un coup, elle imagine que je suis Franz Stangl ou Odilo Globocnik, elle a des larmes de colère dans les yeux, elle se sent trompée, elle découvre que son amant est un assassin, je m’envoie le fond de mon verre, cul sec, et m’en ressers un autre, tu es un tueur alcoolique, dit-elle entre deux sanglots et elle se met à rire, à rire et à pleurer en même temps, puis elle se calme, elle se calme sèche ses pleurs et dit ça alors, ça alors, elle se reprend, les choses font leur chemin dans son cerveau, c’est une pragmatique, elle est curieuse, elle veut savoir, elle veut comprendre, elle veut se mettre à ma place elle insiste et et ça fait quoi de tuer quelqu’un ? avec une petite voix hésitante, presque suppliante, alors j’explose, je pense à Lowry et Margerie en Sicile, je lui dis tu vas voir, je me lève j’attrape le 7,65 yougoslave dans l’armoire Stéphanie est éberluée en bon prestidigitateur je lui présente l’arme je lui montre les cartouches dans le magasin j’actionne la culasse je relève la sécurité je lui dis tu vois il y a une balle dans la chambre elle est paralysée de trouille je m’approche d’elle je dis tu veux savoir ce que ça fait de tuer quelqu’un ? alors je l’agrippe par le poignet je lui mets le flingue dans la main elle ne réagit pas je passe mon doigt avec le sien dans le pontet elle ne comprend pas elle est paralysée par la peur et la surprise je me colle le canon dans la bouche Stéphanie crie non non non elle se débat je fais pression sur son index elle appuie malgré elle sur la détente en hurlant noooon par réflexe elle m’envoie un gauche du tonnerre de Zeus dans la mandibule le pistolet fait clic et c’est tout, il tombe lourdement sur le parquet, Stéphanie s’effondre aussi, elle hoquette en sanglotant, on dirait qu’elle va vomir, elle est repliée en chien de fusil par terre ses cheveux cachent son visage et je m’en vais, je la laisse comme ça allongée contre le petit Zastava noir sans aiguille de percussion, pour descendre les escaliers en courant la rue en courant le pont sur le cimetière de Montmartre en courant et ainsi de suite jusqu’à la place de Clichy sans même m’apercevoir qu’il pleuvait j’arrive trempé dans un bar une douleur cuisante à la mâchoire je commande un calva que je m’enfile cul sec, je reprends mes esprits — je reprends mes esprits au milieu des ivrognes, pendant que le juke-box joue My Way chanté par Claude François, quelle connerie, qu’est-ce qui m’a pris, et c’est mon tour d’y aller de mes grosses larmes poisseuses, debout au comptoir, au milieu d’une chorale de poivrots qui reprennent en chœur comme d’habituuuude, la culpabilité m’envahit encore maintenant, mille cinq cents kilomètres et des mois plus loin, tout ne peut pas être mis sur le compte de l’alcool, quel dieu sournois m’a soufflé cette idée, cette farce macabre et violente, Stéphanie persuadée que mon crâne allait voler en éclats jusqu’à en tacher le plafond, Sandra Balsells l’œil dans la lunette, Intissar en train de laver le corps de Marwan, Malcolm Lowry les mains autour du cou de sa femme, quel voyage, le train ralentit, nous sommes dans une banlieue de Florence la sublime, capitale de la beauté et du tourisme — les musées même celui de la galerie des Offices exhalent toujours un parfum mortuaire, des œuvres, des œuvres figées dans le temps et l’espace accrochées à un clou ou posées sur le sol, des œuvres plus ou moins macabres comme les décapitations du Caravage ou les êtres humains empaillés, au musée du Caire Nasser interdit à la foule des touristes de voir les momies des pharaons, ces petits hommes desséchés par le temps leurs organes précieusement conservés dans des vases en albâtre, depuis son adolescence Nasser trouvait indigne que les étrangers colonialistes viennent satisfaire leur curiosité devant les restes embaumés des glorieux pères de l’Egypte, imaginez, disait-il, qu’une bande d’archéologues arabes souhaite déterrer les rois de France dans la cathédrale Saint-Denis pour exposer leurs cercueils et leurs ossements les plus intimes à la vue de tous, il me semble que le gouvernement français s’y opposerait, c’est probable, après tout la tête de Louis XVI fut bien brandie place de la Concorde mais on ne l’a plus revue depuis, les momies égyptiennes sont donc enfermées dans une grande pièce interdite au public, sauf celle de Tout ankh amon et son sarcophage en bois — en revanche les Egyptiens n’ont pas cette délicatesse avec les dizaines d’animaux emmaillotés il y a trois mille ans, ibis, chiens et chacals, chats, hirondelles, couleuvres et cobras, veaux et taureaux, faucons, babouins, perches et silures, tout un zoo préservé dans les bandelettes de lin et la résine encombre le musée du Caire, digne et poussiéreux comme une vieille Anglaise, un musée d’histoire naturelle, autrefois dans ce genre d’établissement on n’hésitait pas à exposer des hommes naturalisés, j’ai lu je ne sais plus où qu’une petite ville d’Espagne au bord de la mer possédait encore il y a peu un guerrier bushman vieux de cent cinquante ans, dans une cage de verre, avec lance et attirails, la peau stuquée était régulièrement repeinte d’un noir d’ébène ce qui lui valait le sobriquet d’el Negro, le nègre, il trônait entre deux fœtus humains nageant dans le formol, en compagnie d’une vache à deux têtes et d’un mouton à cinq pattes, le Bushman avait été acheté à Paris à l’entreprise de naturalisation Verreaux fils qui fournissait la moitié des musées d’Europe en spécimens et espèces diverses, el Negro déterré clandestinement le lendemain de son inhumation au Botswana fut expédié à Paris par bateau en compagnie de nombreux squelettes du même cimetière, après avoir été éviscéré sa peau séchée au sel son corps enduit d’une préparation spéciale, empaillé en France il intéressa immédiatement un vétérinaire qui l’installa en 1880 parmi sa collection, je ne sais plus où près de Barcelone, au bord de la Méditerranée, et le gentil nègre avec sa lance et un pagne d’occasion fit le ravissement de générations d’écoliers catalans, car il mesurait un mètre trente-cinq, plus ou moins comme eux et j’imagine les enfants jouer à chasser des lions dans la cour après l’avoir vu, pendant près de cent ans : épousseté, réparé, repeint el Negro fut oublié au fond d’un musée de province jusqu’à ce qu’un jour on décidât de le rendre à sa sépulture, par décence, il fallut une campagne internationale pour que le musée d’histoire naturelle en question accepte de se séparer du fleuron de sa collection, mais le Bushman finit par retrouver le chemin de l’Afrique, en avion, le gouvernement du Botswana organisa des funérailles nationales à ce guerrier inconnu dont la dépouille repose maintenant auprès des siens — à Florence la noble bien sûr pas de nègre empaillé dans la galerie des Offices, pas de momies animales ou humaines, des images des statues des dieux des déesses des saints toute la noblesse de la représentation, depuis les bustes de proportions parfaites jusqu’aux cheveux dorés de Botticelli, un des musées les plus courus d’Italie, où trône l’égide du Caravage, visage sanguinolent de Gorgone sur un bouclier rond, une tête décollée aux yeux fous, les serpents remuent encore dans la crinière de Méduse, Stéphanie à la solide culture aimait-elle Caravaggio obsédé par les têtes tranchées et le sang, peut-être, toujours cette curiosité de la mort, ce désir de voir la sienne dans celle des autres, de deviner, de percer le secret de l’instant ultime comme le Caravage se représente lui-même dans le visage douloureux de la Gorgone au cou coupé, Stéphanie curieuse de mes exploits guerriers, de mon courage ou de ma lâcheté, Stéphanie étendue sur le sol, brisée de peur et de larmes, aux côtés de mon 7,65 inutile abandonné sur le parquet, a-t-elle eu la réponse à sa question, était-ce réellement ce qu’elle me demandait, je suis obscur à moi-même, bringuebalé par le Destin comme un convoi dans ce tunnel où luisent des traces d’humidité sur le béton noirci du sous-sol de Florence