soy un novio de la muerte, je suis un fiancé de la Mort, l’homme marqué par la griffe du Sort, qui s’attache par le lien le plus fort à la compagnie loyale de la Mort, quel chant, le tout sur des flonflons espagnols qu’on croirait sortis d’une course de taureaux, les animaux de compagnie de la camarde, artistiquement massacrés par des matadors en habit de lumière, ma mère à l’âge de douze ans jouait devant ces chevaliers défaits par l’âge, chevaliers à la triste figure marquée par la guerre et la mort sous toutes ses formes, dans leur propre chair comme Astray ou dans celle des autres comme Luburic, moi aussi je suis un fiancé de la Moire implacable alliée d’Hadès dans mon train grondant vers le néant, affublé du masque mortuaire d’Yvan Deroy le fou, filant vers Rome et la fin du monde au milieu des collines toscanes invisibles en compagnie de voyageurs fantômes et de souvenirs de massacres dans ma valise, fils de ma mère adoubée, au cours de cette cérémonie espagnole, par les guerriers présents, elle reçut l’énergie de ces fiers soldats pour transmettre à son fils une histoire inflexible, féroce, une part de Destin tel un fardeau sur les épaules, tout est lié, tout est lié, silence du public, les mains de ma mère entament le contrepoint 11 de L’Art de la fugue, ré la sol, fa mi ré, do ré mi, pas trop vite pour laisser entendre les quatre voix qui s’y répondent, pour se mettre en doigts aussi, à la moitié du morceau le public commence à piquer du nez, il faut un peu moins de dix minutes à Marija Mirkovic ma génitrice pour venir à bout de la fugue, avec brio, si carrée déjà, si métronomique que malgré son tout jeune âge elle parvient à jouer comme si elle avait quatre mains, la suite va réveiller les foules, prélude et fugue en ré mineur du premier livre du Clavier bien tempéré, Millán Astray écarquille son œil unique pour suivre les phalanges de cette enfant surdouée si frêle sur sa banquette de velours rouge, dans la lumière du printemps quand Madrid sent les fleurs et le blé en herbe de Castille, frêle mais décidée Marija a promené son Bach et ses sonates de Scarlatti dans toute la France, en Hollande, en Angleterre, à douze ans en robe crème elle a été applaudie par l’Europe entière, elle a déjà reçu plus de roses que dans toute sa vie, elle sait devant qui elle joue ce 14 avril 1951, elle veut bien faire, Carmen Polo de Franco l’austère lui offrira une médaille de la Vierge pour la remercier, ma sœur la porte encore aujourd’hui — ma sœur reçut la sainte inspiration de la femelle du dictateur, moi les regards tutélaires de Millán Astray et Luburic mes maîtres ès noblesse militaire et dans la froide cruauté de Pavelic l’homme bien peigné ma conscience patriotique, voilà les fées qui se penchèrent sur mon berceau, les premières photos de mon histoire, d’un côté les grands-parents témoins de l’assassinat du roi Alexandre sur la Canebière, de l’autre ma mère jouant Bach et Scarlatti pour Pavelic l’homme qui avait commandité l’attentat, les jeux de la destinée, wie einst Lili Marleen, wie einst Lili Marleen, quelle solitude dans ce train maintenant qu’il ne reste plus qu’à se laisser glisser jusqu’à Rome, pour quoi faire, pour faire quoi de plus à Rome prendre une revanche sur le Destin barbare ou trouver une tombe accueillante, je commence à entrevoir ma part de destinée, ma mère savait-elle de quel dieu elle allait être l’instrument et dans quel combat, lorsqu’elle faisait une brève révérence au dictateur croate et à Millán Astray à Madrid — peut-être se voyait-elle une grande carrière de concertiste, avant que le miracle de l’âge ne s’estompe et que, malgré les efforts de son professeur du Conservatoire, Yvonne Lefébure elle-même virtuose dès dix ans, elle ne se révèle une pianiste somme toute commune, dont la passion pour l’instrument, peut-être émoussée par l’adolescence, le poids terrible de la tradition, puis de la famille, s’est affaiblie et est devenue une petite flamme entretenue par la pédagogie : des dizaines de filles de bonne famille relativement douées venaient chez elle pour préparer le concours du Conservatoire supérieur, pourquoi a-t-elle épousé un homme qui n’appréciait que peu la musique je n’en sais rien, pourquoi moi-même n’ai-je jamais pu supporter le répertoire de ma mère, allergique à Bach, à Scarlatti et au reste, je connais pourtant ces œuvres par cœur, je suis rétif à l’art, insensible à la beauté, comme disait Stéphanie la brune qui appréciait énormément ma mère, elle disait c’est une chance d’être le fils d’une artiste pareille, comment se fait-il que tu n’aies jamais appris le piano, je n’en sais foutre rien, peut-être n’étais-je pas doué, tout simplement, j’étais bien plus doué pour le sport, programmé pour être un guerrier peut-être, ce qui ne veut rien dire d’ailleurs, Achille aux pieds rapides joue de la lyre et récite des poèmes sous sa tente — ma sœur Leda a appris tout le piano qu’elle a voulu, des années durant, accrochée à sa mère comme un morpion aux couilles d’Andrija, moi j’étais le public, il fallait supporter les concerts privés pour la famille le dimanche après-midi, après le déjeuner ma mère appelait,