venez tous, venez, Leda va nous jouer quelque chose, ma sœur se pavanait comme une pigeonne en rut, posait ses grosses fesses sur le tabouret tous les présents s’asseyaient sur des chaises en rang face à l’instrument où elle cabotait, sonatine de Clementi numéro Dieu sait combien, etc., mon père stoïque applaudissait à tout rompre, bravo ma chérie bravo c’était parfait, ma mère professeur jusqu’au bout des ongles disait, oui, c’était bien, mais, mais le tempo, mais le crescendo, mais ceci, mais cela, chaque dimanche nous attendions le mais de ma mère après les applaudissements, j’avais honte pour ma sœur, quand j’y pense, j’avais honte qu’elle se donne ainsi en spectacle, une honte mêlée de jalousie peut-être, qu’est-ce que j’avais à montrer, moi, qui me vaille les applaudissements de ma famille, Leda s’est coulée dans le moule prévu pour elle, une jeune fille parfaite, douce et appliquée, puis une femme mortellement ennuyeuse qui s’est dégoté un mari somptueusement insipide auquel elle donne des enfants parfaitement niais qui finiront dans la banque ou l’assurance, et voilà, la pianiste Marija Mirkovic étonnait Millán Astray à Madrid le 14 avril 1951 sans savoir qui était ce général rigide au physique inquiétant, et maintenant, des centaines de kilomètres plus loin, Francis le couard pense à sa mère et à cet invalide illustre dans un train avançant en trombe vers le néant dans la nuit italienne, seul comme une étoile un soir de nuages, dans quel moule obscur me suis-je coulé, moi, quel professeur sortira de l’ombre pour me dire c’était très bien, mais… Lebihan peut-être, entre deux huîtres et deux courses cyclistes, ou Maurice Bardèche lui-même le vieux fasciste me dira vous avez bien fait, mais… peut-être Ezra Pound le chroniqueur radiophonique de l’Italie mussolinienne marchera hors des ténèbres pour murmurer it was perfect but… ou Tihomir Blaškic le colonel de Vitez quittera sa retraite bosniaque pour m’apostropher vrlo zanimljivo, ali se…, Marianne prendra par la main ses cinq enfants ils m’attendront tous sur un quai de gare pour me coller un coup de pied dans les parties en disant peut mieux faire, et Stéphanie la grande douloureuse me regardera comme un ange annonçant la fin du monde je comprendrai que j’aurais pu être meilleur, je sais je n’ai pas été à la hauteur, les hommes déméritent, fantômes soyez compréhensifs c’est la fin des temps Francis est fatigué, il peine avec son fardeau, comprenez, vous qui êtes tous très chrétiens et croyez au barbichu à la lourde croix, prenez en compte la peine de Francis le porteur de valise enfoncé dans son fauteuil de première, écrasé par l’alcool la fatigue les amphétamines les morts et les vivants comme s’il n’arrivait plus à arrêter son cerveau ses pensées le paysage noir qui défile et les spectres qui lui mordillent les pieds, tiens voilà la lune, nous avons percé les nuages l’astre est au milieu de la fenêtre, il éclaire l’Italie centrale quelque part du côté de San Giovanni Valdarno, Saint-Jean sur l’Arno ville du Baptiste le décapité, à mi-chemin entre Florence et Arezzo, dans deux heures je serai à Rome, le plus dur est fait, je reprends le livre posé sur la tablette, Rafaël Kahla est né au Liban en 1940, dit la quatrième de couverture, et vit aujourd’hui entre Tanger et Beyrouth, étrange formulation, entre Tanger et Beyrouth il y a Ceuta Oran Alger Tunis Tripoli Benghazi Alexandrie Port-Saïd Jaffa Acre Tyr et Sidon, ou bien Valence Barcelone Marseille Gênes Venise Dubrovnik Durrës Athènes Salonique Constantinople Antalya et Lattaquié, ou encore Palma Cagliari Syracuse Héraklion et Larnaka si l’on considère les îles, Tanger gardienne de la lèvre inférieure de la Zone, Rafaël Kahla écrivain libanais réside donc partiellement dans le comptoir le plus occidental de ses ancêtres phéniciens, la Tingis carthaginoise aujourd’hui ville ocre et blanc capitale de l’émigration clandestine du tourisme et de la contrebande, au port bourré d’Africains espérant un départ improbable vers l’Espagne toute proche, j’imagine Rafaël Kahla habiter dans la Médina, dans une de ces maisons traditionnelles à cour centrale dont les toits-terrasses ont une vue magnifique sur la baie, une de ces maisons où William Burroughs s’installa fin 1953, il arrivait de Rome, il arrivait d’Amérique du Sud où il avait cherché le yagé des voyants et des télépathes, il arrivait de Mexico où il avait abattu d’une balle en pleine tête sa femme Joan, il arrivait de New York où il était tombé amoureux d’Allen Ginsberg qui l’avait envoyé paître, Rome l’ennuyait à mourir, trop de statues, pas assez d’éphèbes, pas assez de drogues et de liberté, Rome morte en rampant d’une maladie oculaire écrira-t-il, Burroughs prophète des psychotropes survivra à Kerouac à Cassady à Ginsberg à son propre fils Billy Burroughs l’ivrogne, il survivra à la morphine à l’héroïne au LSD aux champignons et mourra à l’âge vénérable de quatre-vingt-trois ans — à Tanger il s’installe dans une pension servant de bordel aux Européens homosexuels, il se plaît dans ce trou à rats, le haschisch est bon marché les tout jeunes gitons rifains que la pauvreté pousse dans les bras occidentaux aussi, William Burroughs écrit Interzone et Le Festin nu en quatre ans de marijuana d’opiacés d’alcool et de prostitués mâles, il aime la ville sans pays de la concession internationale, nid d’espions de trafiquants d’armes et de drogue, la porte de la Zone l’inspire, William est devenu écrivain parce qu’il a tué sa femme, ivre, dans un bar de Mexico en jouant à Guillaume Tell avec un verre, une cartouche au beau milieu du front cette vision le hante la tache rouge la tête qui s’éloigne vers l’arrière le sang qui dégouline du crâne ouvert la vie qui s’en échappe, Lowry l’ivrogne a failli étrangler sa femme à plusieurs reprises — pourquoi Rafaël Kahla l’auteur libanais est-il devenu écrivain, lui, peut-être pour la même raison violente, je l’imagine combattant pendant la guerre à Beyrouth, qui sait, il a abattu un camarade par erreur ou sauvagement massacré des civils, comme Eduardo Rózsa le volontaire hongrois en Croatie grand tueur de Serbes a peut-être fait abattre les deux journalistes qu’il prenait pour des espions avant de se lancer dans l’écriture autobiographique, Burroughs le visionnaire revoit sa femme morte, à Tanger, il lui parle la nuit, il pense à elle même quand les petits Arabes lèchent ses blessures de l’âme, il pense à Joan morte et à lui surtout dans la ville qui n’existe pas exotique à la dérive quelque part entre l’Atlantique et la mer Noire, au café de France, au café Tangis où le service est rapide et frais dit la pancarte Burroughs plane entre deux mondes comme un vautour sur le désert de Sonora, à Tanger la blanche salie par le temps, au milieu des