L’Humanité et Regards, il photographie Zachariadis le secrétaire général du parti communiste, et passe quelque temps dans les montagnes avec les partisans de la DSE, avant de rentrer à Paris et d’y mourir, entre-temps il était allé aussi en Algérie, où le même fils Speer aménagerait bien plus tard un faubourg pour, sans le savoir, loger mes égorgeurs du GIA, et suivre le Tour de France, qui l’enchantait, je n’ai pas vu ses photos de Grèce mais je suppose qu’il savait parler aux combattants communistes, après tout il en avait été un lui aussi : je suis parti vers le nord, au lieu de reprendre le ferry à Igoumenitsa j’avais encore du temps devant moi alors je suis remonté vers la Thessalie, peut-être faisait-il plus frais, je suais à grosses gouttes dans la bagnole toutes fenêtres ouvertes, en Bosnie en 1993 il y avait une brigade de volontaires grecs qui luttaient aux côtés des Serbes, une poignée d’hommes assez fanatiques qui se distinguèrent surtout autour de Sarajevo, je n’en avais rencontré aucun, fort heureusement, les moudjahidin arabes et les auxiliaires russes suffisaient bien, étaient-ils en jupe et en sabots avec des pompons comme les Dupont Dupond, la grande solidarité orthodoxe d’un côté, la fraternité musulmane et l’entente catholique de l’autre, au bar ferroviaire les Américains parlent fort, ils rient, ils sont contents, ils semblent avoir joué toute leur vie au golf du côté de Seattle, tellement ils sont blancs, ils boivent de l’eau gazeuse et du chianti, peut-être leurs parents ont-ils été soldats dans les parages, en compagnie des goumiers et des tirailleurs algériens du Corps expéditionnaire français, en juin 1944, autour du lac Trasimène, entre Montepulciano et Pérouse, après la victoire de Cassino, cette fameuse victoire que les Marocains et les Algériens avaient fêtée en détroussant assassinant pillant et violant tout ce qui leur tombait sous la main, bétail compris d’après les plaintes déposées auprès du commissariat allié, les grands soldats étaient aussi d’excellents bandits, ils s’étaient acquis une belle réputation depuis le débarquement, leurs officiers fermaient les yeux ou préféraient faire justice eux-mêmes, après tout c’était la guerre, en Sicile les choses n’avaient pas été faciles, les civils se cachaient dans la montagne et on raconte que plus d’un soldat “qui s’était mal conduit” avait été retrouvé découpé en morceaux par un père ou un mari offensé, aux alentours de Naples les coloniaux français avaient déclenché une avalanche de plaintes pour vol, viol et meurtre, sans compter les perversions diverses relatées par les prostituées napolitaines, qu’à cela ne tienne les troupes marocaines de montagne et les tirailleurs algériens étaient de grands soldats, ils l’avaient prouvé à maintes reprises, et ils le prouveraient encore une fois à Cassino, leur héroïsme n’avait d’égal que leur belle sauvagerie, ils montaient sur les pentes pierreuses sous le feu des Allemands retranchés dans les hauteurs, ils mouraient en braves, envoyés au casse-pipe avec leurs mulets, leurs ânes, et quand ils étaient victorieux avaient bien saigné étaient bien morts hachés découpés broyés par les obus et les cailloux les survivants s’égaillaient dans la campagne pour prendre leur part d’honneur, de belles filles brunes vierges hâlées par les travaux des champs, des moutons, des chèvres dont ils faisaient des hécatombes fumantes, les dieux s’en léchaient les babines, les coloniaux emportaient tout sur leurs mules, même les matelas, et quand le fermier essayait de résister, se refusait à livrer sa femme sa fille sa mère sa sœur ses brebis et son horloge murale on l’égorgeait avec plaisir, n’étaient-ils pas vainqueurs, ils appliquaient le droit de la guerre, ils pouvaient prendre jusqu’à la dernière pierre s’ils le désiraient, magnanimes ils consommaient les femmes généralement sur place et ne les emmenaient que rarement, ils n’étaient pas plus mauvais que les bombes qui avaient rasé l’abbaye de saint Benoît à Cassino, sans qu’il y ait un seul Allemand à l’intérieur, des tonnes d’explosif lâchées en vain depuis les beaux B-17 ces anges de la destruction, les mêmes anges qui rayaient de la carte les villes allemandes, la première abbaye bénédictine était en miettes, le pape Pie XII à Rome était furieux et silencieux, il savait faire la part des choses, des paysannes troussées et quelques chèvres atrocement violées n’étaient rien par rapport à un bâtiment de cette valeur, on passa par profits et pertes les civils italiens et les murs de saint Benoît l’ascète jardinier, Rome tomba, Pie XII se précipita dans les bras de ses libérateurs mit brennender Sorge, avec une vive inquiétude, le pape parlait mieux allemand qu’anglais, après dix ans passés en Bavière, Pie XII l’astucieux avait réussi à maintenir le Vatican intact dans la tourmente, face à Mussolini puis au Reich, avec une immense lâcheté et un grand courage, selon les versions, il est à craindre que Pie XII ne fût ni exceptionnellement veule ni particulièrement brave, qu’il craignît les rouges plus que tous les autres, il négocia les accords du Latran avec Mussolini, félicita le général Franco d’avoir si bien rendu l’Espagne à l’Eglise, osa morigéner le Führer pour ses attaques contre le catholicisme, demanda aux croyants polonais martyrisés de patienter un peu, cacha quelques juifs dans ses jardins, le pape préféra baisser quelque temps sa tiare au niveau des yeux pour ne pas être aveuglé par ce qu’il aurait pu voir, il serait toujours temps de pardonner aux bourreaux et de béatifier les martyrs, et la liste était longue, la liste était terriblement longue, à l’image des Américains qui ensevelissaient les corps à la pelleteuse lors de la libération des camps, de Dachau, de Bergen-Belsen, de Mauthausen, des centaines de femmes et d’hommes s’en allaient dans la terre, des millions s’en étaient déjà allés, dans le feu et dans les airs, comme les soixante mille juifs qui manquaient à Salonique quand j’y parvins, très sûrement en 1945 personne ne reconnaissait plus la cité, presque la moitié des habitants avaient disparu, je trouvai un hôtel tout près de la mer à deux pas de la place Aristote et de la Tour blanche, dans la ville nouvelle qui rappelle tellement Alexandrie d’Egypte, les bâtiments blanchis et élégants brûlaient dans le soleil du soir descendu du mont Hortiatis pour ramener un peu de fraîcheur sur les avenues écrasées par l’été, on se promenait sur le front de mer, la bouche ouverte comme des poissons asphyxiés, la douceur montait petit à petit du golfe étincelant, le gréement de l’Amerigo Vespucci commençait à tinter au gré de la brise de chaleur, la lumière baissait et projetait des ombres bleutées dans les verres aux terrasses sur la place, il était logique que Salonique rappelle Alexandrie fondée par Alexandre le conquérant de l’Asie, celui qui avait profité des leçons d’Aristote tout près d’ici, avant de répandre la furie de ses armées jusqu’au bout du monde, je me sentis immédiatement reposé à Salonique, le dernier chapitre de Cités à la dérive, récit des survivants de l’épopée communiste, s’y déroulait, par un étrange hasard le livre m’avait rattrapé dans mon périple, les héros buvaient du vin de Macédoine dans une taverne au haut des remparts, en se rappelant leurs morts, une libation, le beau Manos tué par une grenade son cadavre attaché à la queue d’une mule et tiré sur les rochers, Pandelis et Thanassis fusillés, les femmes osseuses et rhumatisantes prendraient soin de leur mémoire, était-ce le vent qui venait du nord, des Balkans si proches, de Serbie peut-être, était-ce le roman de Tsirkas ou le vin de Macédoine mais une fois la dernière page achevée j’étais tout tremblant comme si j’allais m’effondrer, où étaient-ils, Andrija le Slavon, Vlaho le Dalmate, perdus dans la mort ou dans leurs montagnes, chante, déesse, leurs noms mémorables, les noms de ceux qui m’ont quitté, que j’ai quittés, j’eus pour la première fois l’impression d’être enfermé dans la Zone, dans un entre-deux flou mouvant et bleu où s’élevait un long thrène chanté par un chœur antique, et tout tournait autour de moi parce que j’étais un fantôme enfermé au royaume des Morts, condamné à errer sans jamais imprimer une pellicule photographique ou me refléter dans un miroir jusqu’à ce que je brise le sort, mais comment, comment m’extirper de cette coquille vide qu’était mon corps, j’arpentais Salonique de haut en bas et de bas en haut, les icônes les saints les églises les remparts et jusqu’à la prison de l’Heptapyrghion au haut de l’Acropole, Constantin le Philosophe, Cyrille l’apôtre des Slaves parti de Salonique pour un long voyage finit sa vie à Rome, on peut voir sa tombe, sous le narthex de la basilique de San Clemente, sur les pentes du Latran, peut-être en arrivant à Rome irai-je m’étendre moi aussi dans un sous-sol humide, dans une cave, une catacombe, et laisserai-je partir Yvan Deroy le bienheureux, qu’il marche vers son destin en m’abandonnant à la décomposition, j’ai presque terminé ma bière, ma Sans Souci au fier navire, les touristes du Nouveau Monde ne semblent pas pressés de regagner leur wagon, moi non plus, au-dessus de mon siège se trouve la petite valise enchaînée au porte-bagages, qu’est-ce qu’elle contient vraiment, pourquoi ai-je voulu documenter la Zone depuis Harmen Gerbens l’ivrogne du Caire, toutes ces images, ces noms, jusqu’au mien, jusqu’à la terrible photo de Bosnie, en passant par les souvenirs de Jasenovac, les foules de massacrés de Mauthausen, les documents de Globocnik et Stangl à Trieste, les clichés de torture de mon père, les télégrammes ottomans chiffrés adressés à Talaat Pacha, les listes espagnoles des fosses communes de Valence, les massacrés de Chatila, les rires d’Aloïs Brunner le sénile à Damas, qu’ils reposent, que je repose, puisque tout va finir bientôt, que l’apocalypse approche le réchauffement ou la glaciation le désert ou le déluge je vais confier mon arche personnelle aux spécialistes de l’éternité et adieu, le fou du quai de la gare de Milan avait raison, une dernière poignée de main avant la fin du monde, un dernier contact un dernier échange de données et adieu