Hess fell in my uncle’s garden, disait-il, Hess est tombé dans le jardin de mon oncle, en novembre 1941 Rudolf Hess aux commandes d’un Messerschmitt modifié pour l’occasion vole jusqu’en Ecosse au nez et à la barbe des défenses côtières anglaises, et, à court d’essence, saute en parachute pour atterrir chez un noble écossais ébaubi par l’apparition inopinée du dauphin de Hitler dans ses hortensias, on ignore toujours pourquoi, sans doute pour essayer de négocier la paix avec la Grande-Bretagne avant l’invasion de l’URSS, sans ordres du Führer peut-être, Churchill le fit immédiatement emprisonner dans la Tour de Londres, puis condamné à perpétuité en 1946 à Nuremberg l’aviateur dérangé alla tenir compagnie à Speer le bâtisseur de temples teutoniques dans la prison de Spandau, fou amnésique hypocondriaque dépressif son agonie dura jusqu’en 1987, dans la tristesse et la solitude, ultime pensionnaire d’une geôle démolie après sa mort, les dernières années Rudolf était hanté par le souvenir de la baie d’Alexandrie, tout au long du jour il dessinait des portiques grecs et des vues du phare disparu, obsédé par la ville qu’il avait quittée quatre-vingts ans plus tôt, la lumière de la Méditerranée dernière flamme de ses yeux vides, incapable de se souvenir de son procès en Allemagne mais parlant de sa gouvernante italienne avec tendresse, de son jardin, de son collège, des jeunes filles en robe blanche, des réceptions place des Consuls, de ses leçons de natation aux bains de Chatby, de la splendide villa de son père dans le quartier de Santo Stefano, à deux pas de la mer, quatorze ans d’enfance à Alexandrie et plus de quarante ans de prison, de quoi réfléchir, de quoi se souvenir, pensait-il à Antoine et Cléopâtre quand il se donna la mort à l’âge vénérable de quatre-vingt-treize ans, par une chaude journée d’août Hess réussit à s’isoler dans un cabanon de jardin du bastion de Spandau avec un mètre cinquante de câble électrique dérobé qu’il enroule autour de son cou, il serre bien fort à l’aide de la crémone d’une fenêtre, plus ingénieux que Léon Saltiel, plus déterminé aussi, Hess s’asphyxie pour échapper à la vie trop longue, au destin interminable de reclus, Hess guerrier sans batailles, sans gloire à part un raid aérien et une exceptionnelle longévité, parti d’Alexandrie en 1910 l’homme sans intérêt le criminel de guerre sans guerre meurt dans l’ambulance où l’on s’acharne à le ranimer, dernier grand nazi vivant dernier représentant d’une espèce éteinte, James l’excentrique Ecossais avait de quoi être déçu, à l’emplacement de la villa de la famille Hess au bord de la mer se trouvait un immeuble gris semblable à des centaines d’autres devant la Corniche, autant dire devant l’autoroute, plus de jardin luxuriant, de demeure fastueuse, la trace du destin de Hess avait été effacée sans états d’âme par l’Egypte moderne, alors nous sommes remontés dans la calèche cahotant au milieu des taxis jaunes et des avertisseurs pour retourner au centre-ville, le cheval s’était mis à boiter et refusait obstinément de trotter, il restait au pas et déclenchait la furie du cocher qui hurlait, debout pour cravacher de toutes ses forces l’équidé têtu, avec rage, la lanière de cuir frappait dur et faisait s’envoler des mouches et des gouttelettes de sueur, le vieux bourrin secouait l’encolure, hennissait, on l’aurait dit bon pour l’équarrissage, son conducteur était en train de l’achever, la bête trébuchait de temps en temps sur le bitume, dans la calèche l’ambiance n’était pas à pavoiser, les Britanniques ne regardaient plus la mer briller mais le canasson subclaquant encaisser la furie du charretier enturbanné, Marianne serrait les dents et poussait un petit cri dès que le fouet s’abattait violemment sur l’animal, quatre jeunes Européens bien-pensants étaient responsables du supplice d’une carne couverte d’écume, aux naseaux dilatés, cependant personne n’est descendu, l’attelage a fini par nous ramener devant le Cecil, James a remis son chapeau droit sur sa tête et a payé le prix convenu au cocher qui a réclamé un supplément pour sa pauvre Rossinante, et l’Ecossais l’a envoyé littéralement se faire foutre, si j’ai bien compris, avec grand plaisir — pour un peu il aurait pris lui-même le fouet et administré une correction néocoloniale à l’Egyptien, les Britanniques sont sensibles en matière de cavales, il était pourtant responsable du calvaire du petit cheval, nous nous sommes séparés bons amis en promettant de nous revoir, à chaque fois que je suis retourné à Alexandrie j’ai repensé au couple anachronique à Rudolf Hess et à la calèche, en déjeunant avec mes généraux égyptiens amateurs de whisky grands chasseurs de terroristes, ils me montraient fièrement le chantier de la nouvelle bibliothèque, espérons qu’elle connaisse un destin différent de son ancêtre incendiée, un répit dans le temps avant de finir noyée par la montée des eaux de la Méditerranée, après la fonte des glaces du pôle, sa belle jetée de granit couleur cendre transformée en plage lisse et agréable pour les phoques rieurs, qui y joueront à se laisser glisser sur le ventre en barrissant de plaisir