Einsatz R. si bien formé poursuivait son labeur, son effort de guerre, contre les partisans slaves et les juifs dissimulateurs, Globus commença par transformer la grande synagogue dévastée en 1942 en dépôt pour les biens spoliés et il se mit à l’ouvrage, rafle après rafle la petite communauté de Trieste fut envoyée à Auschwitz ou à Dachau en passant par le camp de San Sabba, adieu Trieste porte de Jérusalem départ des navires de la Lloyd’s qui emportaient les premiers émigrants en Palestine, Trieste point de rencontre des ashkénazes du Nord et des séfarades du Sud, adieu, les agents de l’Aktion Reinhardt avaient beau être fatigués et boire sec ils connaissaient leur métier, recenser regrouper tromper expédier exterminer, début 1944 la méthode était au point et qui mieux que Wirth ou Stangl savait ce qui attendait les juifs au bout du voyage, il y a un peu de Trieste, de Corfou, d’Athènes, de Salonique, de Rhodes dans la terre de Pologne, des cendres bleutées, Rolf le Gentil me racontait tout cela à Trieste, Rolf l’Austro-Italien n’est ni juif, ni slave, Rolf Cavriani von Eppan est un cousin des Habsbourg-Lorraine et des princes de Thurn und Taxis inventeurs de la poste, né à Trieste pendant la guerre, un petit monsieur moustachu dernier descendant d’une famille ducale qui possédait autrefois la moitié de la Bohême et de la Galicie, Rolf savait pourquoi j’étais venu le voir et il me faisait visiter la ville, Trieste avait bien changé depuis 1992, dans mon souvenir il n’y avait pas tant de rues piétonnières les immeubles n’étaient pas aussi blancs les gens pas aussi élégants, je me demandais si j’allais croiser la fille de la boîte de nuit, celle qui m’avait laissé partir en Bosnie, tout comme Stéphanie me laissait partir à Trieste, me laissait remplir la valise et me lançait sans savoir vers Rome et la fin du monde, Rolf Cavriani m’avait donné rendez-vous dans un beau café décoré de mosaïques et de moulures en bois à deux pas de la synagogue, Rolf est propriétaire d’une société de compensation bancaire internationale qui blanchit l’argent de milliers d’entreprises plus ou moins légales en le faisant transiter par des paradis fiscaux aussi opaques qu’exotiques, il possède un château aux environs de Salzbourg un manoir en Carinthie et une magnifique villa perchée au-dessus de Trieste, où il vient peu, nostalgique d’un temps où l’Empire tenait la région, quand Joyce le professeur ivrogne de chez Berlitz hantait les bordels et les tavernes de la vieille ville, en se détruisant le foie : en juillet 1914, quelques jours après les coups de feu de Gavrilo Princip le tuberculeux de Sarajevo Joyce est sur le grand quai de Trieste au milieu de la foule, un vaisseau de la marine autrichienne vient d’accoster, les cloches sonnent le glas, toute la ville est là pour voir les dépouilles de François-Ferdinand et de la belle Sophie solennellement amenées à terre dans un catafalque recouvert du drapeau à la double couronne puis véhiculées jusqu’à la gare, où un wagon spécial les emportera vers leur tombeau au château d’Artstetten, Joyce et sa toute jeune épouse comprennent-ils que ces cadavres impériaux et les balles serbes signifient la fin de la ville qu’ils connaissent, et que bientôt la Première Guerre mondiale les enverra vers le Nord, vers la Suisse ennuyeuse, et mettra fin à un séjour de près de dix ans dans le port des Habsbourg : quand il reviendra l’homme au petit chapeau et aux yeux voilés ne retrouvera plus la cité qu’il a connue, italianisée, coupée des Slaves, des Autrichiens, son port immense vide de toute activité, en concurrence avec Venise la Sérénissime cachée dans l’ombre, adieu Trieste, Joyce s’en ira à Paris — le 3 juillet 1914 sur le grand quai sa compagne Nora le prend par le bras, impressionnée par les cercueils royaux, elle lui dit how sad, they say she was beautiful, James ne répond pas, la beauté de Sophie lui importe peu, peu de choses lui importent, d’ailleurs, le soir même il aura tout oublié, dans un des estaminets de Trieste la tolérante où il s’enivrera, au son lugubre des cornes de brume du bateau mortuaire qui sonne son propre départ, à son insu, une des conséquences insoupçonnées du coup de pistolet de Gavrilo Princip le tubard, un assassinat à Sarajevo envoie Joyce à Paris, Joyce disait au moment de la parution de Finnegan’s Wake que la nuit rien n’était clair, Joyce si sage professeur dans la journée devenait un ivrogne concupiscent le soir, obscur à lui-même, obsédé par l’argent, par un Dieu dont il ne voulait pas, par des pulsions inavouables, de toutes jeunes filles qui ressemblaient à la sienne, fragile et aliénée tel Yvan Deroy le fou, Joyce souhaitait écrire un morceau d’ombre, six cents pages d’un rêve de tous les rêves, toutes les langues tous les glissements tous les textes tous les fantômes tous les désirs et le livre était devenu vivant mouvant scintillant comme une étoile dont la lumière parvient longtemps après la mort et cette matière se décomposait dans les mains du lecteur, inintelligible poussière car Joyce n’osait pas s’avouer ses désirs secrets, la violence qui l’habitait et son amour coupable pour sa propre fille, il était obligé de se dissimuler dans l’écriture, pauvre petit bonhomme à l’estomac perforé et aux yeux malades, Joyce avait été heureux à Trieste, dans les bordels de la vieille ville, les bordels et les rades disparus, aujourd’hui l’Irlandais du continent y est une valeur touristique comme une autre, comme Italo Svevo ou Umberto Saba, on leur érige des statues dans les rues qu’ils fréquentaient, des statues si vivantes qu’on a envie de leur tirer son chapeau, Rolf Cavriani tirait son chapeau à Joyce à Svevo à Saba dès qu’il les croisait ainsi pétrifiés par Méduse la Gorgone décapitée, au détour d’une ruelle, entre deux magasins, devant la bibliothèque municipale, et j’ignore si ces bronzes sont à l’échelle mais ils vous arrivent tous à l’épaule, couvre-chef compris, ce qui faisait dire à Rolf en riant que pour être célèbre à Trieste il fallait être petit, que les habitants d’aujourd’hui ne supportaient pas la grandeur, leur grandeur passée et étrangère, et rapetissaient donc les grands hommes dans le but inavoué de les dépasser de quelques centimètres, comme un complexé met des talonnettes, Cavriani von Eppan avait lui aussi son complexe, bien plus tragique, il n’avait jamais porté son titre de duc, et ça le rongeait, car non seulement ce duché allait disparaître avec lui mais même de son vivant il n’osait pas en faire usage, ce qui lui valait l’ire de ses ancêtres dans l’au-delà et une grande honte dans la vie dérisoire, Rolf Cavriani était né dans sa grande villa d’Opicina, sur les hauteurs de Trieste, à deux pas de l’ancienne route de Vienne, en 1941, son père était mort de maladie peu de temps après sa naissance, lors de la défaite sa mère avait porté Rolf tout jeune jusque vers la sainte Autriche, juste avant la débâcle, avant que les partisans de Tito n’occupent un temps la région et ne se vengent sauvagement sur les quelques soldats et civils qu’ils pouvaient trouver de-ci de-là, puis la famille était revenue quelques années plus tard, ma mère était une vraie femme de tête, disait Rolf, elle était riche, et cette richesse lui permettait de faire fi des nouvelles frontières de l’Europe, comme elle l’avait fait en 1918, elle continuait, comme mes grands-parents avant elle, à passer six mois de l’année à Trieste, le printemps et l’automne, l’été dans la fraîche Carinthie et l’hiver au théâtre et à l’opéra à Vienne, pour ma mère la nation ou le parti au pouvoir était absolument indifférent, racontait-il, elle avait d’excellentes relations avec tous, la royauté italienne, les fascistes et même les nazis, pourtant Dieu sait qu’ils détestaient la noblesse, ce qui ne voulait pas dire qu’elle n’avait pas eu peur, cette grande dame, notamment à la chute de Mussolini dans le chaos de l’automne 1943 quand les communistes avaient commencé à massacrer à tort et à travers les fascistes et à les balancer dans les