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Érik L’Homme

Ce qui dort dans la nuit

A comme Association, tome 6

Éditions Gallimard Jeunesse, 2011

Prologue

Tout est sombre. Désespérément obscur.

Je m’enfonce dans une galerie déserte. Je martèle de mes semelles métalliques le sol dur et froid.

Autour de moi patrouillent des volutes de fumée grise.

La roche creusée, éventrée, martelée, martyrisée, transpire un écœurant goudron, une substance poisseuse qui ressemble à du sang.

J’avance sans savoir où je vais, les poumons brûlés par l’air vicié.

Comme un somnambule surpris.

Un pied après l’autre.

Mains en avant pour ne pas me cogner.

La galerie débouche sur une caverne immense. Roche irrégulière et béton lisse, comme de la glace. Étrange le béton. Des tentures sanglantes dégoulinent le long des parois.

Je me rends compte que je vois tout, absolument tout, en nuances de noir et de rouge. Comme si un filtre avait chassé les autres couleurs de mes yeux.

Une multitude de flambeaux dans des torchères de métal se consument en projetant des lueurs aveuglantes. Une table de pierre, massive, entourée de fauteuils en fer, occupe le centre.

Obéissant à je ne sais quel instinct, je m’accroupis dans un recoin d’ombre.

Caché, j’observe la scène qui se déroule devant moi…

Walter, en grande toge noire, est à genoux, à côté d’un des fauteuils. Il lève des yeux suppliants vers un étrange petit homme vêtu d’une toge rouge qui le menace avec un bijou étincelant.

À quelques pas se tient mademoiselle Rose, figée. Stupéfaite. Elle porte une cuirasse d’acier. Son chignon, délié, laisse ses cheveux gris argent tomber en cascade. Elle tient une lance dans la main.

Une multitude d’hommes, armés d’arcs et d’épées, ont pris position dans la salle.

Des scintillements autour de Walter et de son bourreau trahissent la présence d’une protection magique…

— C’est fini, dit le petit homme d’une voix grave.

— Je t’en supplie ! gémit Walter. Tu n’as pas le droit !

— J’ai le devoir, répond-il gravement.

— Nonnnnnn ! hurle Walter en se tordant à ses pieds. L’humiliation à laquelle j’assiste ne déclenche aucune émotion chez moi.

Pas de colère, pas de haine.

Ni sentiment de frustration ni impression d’injustice.

C’est pourtant le chef de l’Association qui demande grâce, qui gémit sans fierté au pied de son ennemi !

Rien. Je ne ressens rien…

Terrassé par le pouvoir du mystérieux talisman, Walter tombe sur le dos, s’arc-boute en poussant un ultime râle de souffrance, puis s’effondre, sans vie.

Toujours rien.

Ce n’est pas normal.

Pas possible.

Je vais me réveiller…

1

L’aurore agite tout juste ses doigts de rose lorsque je franchis la porte de l’immeuble décrépi qui abrite les bureaux icebergiens de l’Association (je rappelle pour les distraits qui auraient raté les précédentes visites que ses locaux s’enfoncent profondément sous la surface).

À cette heure, aucune chance de tomber sur la sympathique Mme Deglu, présidente de l’Amicale des joueuses de Bingo et sosie de Carmen Cru (les bédéphiles me comprendront, les autres n’auront qu’à imaginer un croisement entre une chouette déplumée et un sac de patates).

Ce qui m’arrange, puisque je suis suffisamment nerveux comme ça.

J’ai rendez-vous avec Walter pour l’engueulade du siècle…

Je rajuste ma mise sur le palier du deuxième étage, essaye de me calmer et frappe doucement à la porte, à côté du panonceau affichant en lettres fatiguées : L’Association. D’habitude, un simple toc-toc suffit à déclencher un clic donnant accès au bureau de mademoiselle Rose.

Aujourd’hui, rien.

J’insiste ! En vain…

Je tambourine carrément, sans autre résultat que de faire tomber des lambeaux de peinture verte (immonde comme elle est, c’est toujours ça de pris). J’hésite à flanquer un coup de pied dedans, puis je me retiens en pensant aux sortilèges qui protègent l’ouverture.

C’est quand même bizarre.

D’habitude, on trouve toujours quelqu’un à l’Association : Walter, Rose, le Sphinx, des stagiaires venus se faire engueuler… Là, nada. Personne.

Les vacances ? Ça m’étonnerait. Je vois mal mademoiselle Rose avec des skis aux pieds ! Les extraterrestres ? Peu probable. À en croire les films, leurs vaisseaux spatiaux ont pris un abonnement de parking dans le ciel américain.

Peut-être, tout simplement, qu’on n’a pas la même notion de l’aube. J’ai, pour ma part, effectué de savants calculs afin de ne pas être en retard ; se faire pourrir par le patron, d’accord, le mettre en rogne, pas question !

Je choisis donc de patienter et m’assieds sur une marche.

Pour un jeune stagiaire qui va passer un mauvais quart d’heure, on est en droit de penser que j’en fais un peu trop. Mais c’est plus intéressé que ça. J’ai, moi aussi, des questions à poser…

Cherchant à tromper le temps, je sors de ma sacoche le journal qui abrite les épanchements de ma matière grise (dit comme ça, c’est assez répugnant, mais encore une fois, je me comprends !) et qu’on appelle, dans le jargon des sorciers, un Livre des Ombres. Je le feuillette, à la faible lueur d’une ampoule électrique autour de laquelle volette, misérable, une grosse mouche noire.

J’ai mis à jour mon Livre hier. Ça m’a occupé toute la journée, entre deux tasses de thé (un truc de ma mère pour s’assurer que je ne me suis pas encore envolé…). J’en étais resté à l’épisode de la fête chez les trolls, sur l’Île-aux-Oiseaux. J’avais un sacré retard à rattraper ! J’ai donc noté noir sur blanc (en vrac) :

— les informations échangées avec Ombe pendant la soirée de Noël,

— l’attaque au Taser mystique contre la moto,

— mon évasion de l’hôpital grâce au sortilège des roses,

— la création de Fafnir (mon sort fouineur),

— la lutte contre l’aigle noir,

— mes expériences de nécromancie à la morgue,

— les renseignements arrachés à Lucinda la Goule dans le cimetière,

— l’affrontement avec le timbré qui se prétendait membre de l’Association,

— sa destruction par le feu,

— la découverte de l’existence d’une organisation qui m’en veut personnellement… et qui en voulait à Ombe.

J’ai tout relaté dans le détail, jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Au moment de refermer le Livre pour aller me coucher, j’ai pris conscience qu’il manquait une dimension à mes comptes rendus. Une touche plus intérieure, plus profonde.

Je sais qu’un Livre des Ombres est un rapport d’expériences et de savoirs, pas un journal intime ; mais, après réflexion, je me suis dit qu’assortir de pensées et d’émotions des descriptions souvent froides, ce n’était pas forcément inutile.