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Je me risque à demander ce que va être notre itinéraire. Il m’affranchit sans la moindre réticence : traversée de l’océan Indien, remontée de la mer Rouge, Suez, la Méditerranée, pour rallier en fin de compte Genova, son port d’attache. Durée prévue ? Trente-quatre jours. Il ajoute pudiquement qu’il nous débarquera « tous » avant l’arrivée dans un lieu qu’il ignore et qui lui sera communiqué en temps utile.

Je savais cela dans les grandes lignes, mais il est bien d’en avoir la confirmation.

Donc, une étrange croisière démarre. Mission tellement surprenante que même en fouillant à mort dans mes souvenirs et la vaste poche kangourou de mon slip, je ne trouve pas trace d’un bigntz similaire.

Le yacht jauge j’ignore combien de tonneaux et, pour dire le fond de ma pensée, je m’en tirlipote la membrane jusqu’à ce qu’elle me pende jusqu’aux genoux. L’équipage se compose d’une dizaine d’hommes, auxquels il convient d’ajouter un personnel de cabine de six éléments, cuisinier et larbins compris.

Le temps clément incite au farniente. Alors : bains de soleil, parties de ping-pong, cocktails variés. Bérurier picole comme un puits artésien. Sa biture est acquise dès midi et ne fait que croître (sans embellir) jusqu’à l’extinction des feux. M. Blanc, pour sa part, met à profit ces vacances imposées afin d’apprendre l’italien ; c’est le second du bord qui lui donne des cours et le Noir-broc accomplit des progrès forcenés. Ce gazier est surdoué de partout ; non seulement il bénéficie d’une chopine de zèbre, mais il est perméable au savoir et serait capable de mémoriser l’annuaire téléphonique de New York s’il le fallait.

Quand le mahomet me cigogne par trop la rotonde, je vais dans notre cabine écrire quelques feuillets d’un book de souvenirs que j’espère publier un jour. Une sorte de « livre-vérité » où je fous ce que je n’ai jamais raconté : ma vie réelle en marge du boulot. Il fera chier tout le monde, sauf Félicie qui en sera le personnage pivot. Je nous raconterai en grande sincérité. Cet étrange couple de tendresse que nous formons depuis la décarrade de p’pa dans les azurs. L’île heureuse qu’elle constitue pour moi, m’man. Ce lac de pureté dans lequel je baigne. Elle est ma rédemption, Féloche. À son contact tout fardeau quitte mes épaules, écrirait la duchesse de Paris (que je viens de promouvoir à la seconde). Cet éden mystérieux, je dois le raconter une bonne fois pour toutes. Qu’ait pas d’équivoque, de malentendu. Histoire d’une espèce d’aventurier de la Police dont une partie est restée à tout jamais « petit garçon ». Expliquer la façon dont ça fonctionne, un personnage de cet acabit. Comment il se fait que cet être sensible que je suis certain d’être, se mue en bagarreur indomptable.

Le Polak, assis dans son fauteuil, fers aux pattes, me regarde noircir du faf. On ne se cause pratiquement pas. Jamais je n’aborde le sujet qui nous a réunis. Ma tactique est établie une fois pour toutes. C’EST LUI QUI PARLERA DE SON PLEIN GRÉ LORSQUE LA SITUATION LUI DEVIENDRA INSUPPORTABLE.

Il prend les repas qu’on lui sert. Biberonne force vodka, peut utiliser la salle d’eau dont j’ai fait retirer la porte. Notre espace vital pue un peu, mais on s’y accoutume. D’ailleurs, le barlu, ultra-moderne, est équipé d’un système de ventilation perfectionné.

Toutanski demande d’un ton distrait :

— Vous rédigez vos mémoires ?

— Quelque chose comme ça, dis-je ; je redoute le mentisme.

Il doit ignorer ce terme un peu savant et cesse de me questionner.

Je gage que mon presque mutisme lui pèse. Une claustration prolongée, quand elle est dépourvue de contacts humains, devient rapidement insoutenable.

Ce sont mes deux compagnons qui assurent son « service de cabine ». Ni l’un ni l’autre ne lui adresse la parole, ce qui pose problème à la grosse bavasse déconnante de Béru.

Lorsque j’ai achevé de me confier au papier, comme dirait cette vieille loche de mère Sévigné, je remise mes écrits dans un tiroir qui lui est inaccessible. Cela dit, il les lirait qu’il n’en retirerait pas la moindre indication quant à son futur. D’ailleurs, si un truc me semble mal emmanché, c’est bien l’avenir de ce mecton. Plus j’étudie son horoscope, plus je le devine irrémédiablement nuageux avec avis de tempête sur les rives de son destin. Ce que je sais de cet homme est suffisant pour me faire comprendre les motifs qui l’ont amené à guerroyer en île lointaine. L’univers était devenu trop étroit pour lui. L’ayant parfaitement saisi, qu’a fait ce louche spadassin ? Il a déniché un coin de la planète à conquérir avec des hommes d’armes prêts à tout. S’y est implanté. Vivant au sein de sa petite armée de mercenaires, il s’est cru sauvé, hors de toute atteinte. Et puis le destin madré (comme on dit puis dans mon Dauphiné natal) ne l’a pas entendu de cette oreille de sourd et lui a joué le vilain tour que tu sais. À présent, le voilà prisonnier, livré à ceux qui le traquent. Justice immanente !

On bouffe convenablement à bord, sauf que les pâtes ont la priorité. J’en raffole. Seulement quand tu t’en mets par-dessus les baffles, sans compenser par des exercices, la Maison Michelin t’offre des pneus à flanc blanc qui t’aident à flotter ! Ce qu’ayant parfaitement pigé, je décide de footinger. Entreprends cet exercice de noye, pas trop chiquer les attractions. Rien de plus glandoche qu’un mec en short et maillot de corps qui trémousse des noix en expulsant du gaz carbonique avec un bruit de dauphin saluant l’assistance.

Je démarre par tribord, vire à la proue, fonce sur bâbord jusqu’à la poupe, commak, nu-pieds sur le parquet bien lisse. L’air est chargé de senteurs marines, bien sûr, tu penses que ça ne renifle pas la forêt landaise. J’opère un tour, puis un second, essayant de compter mes foulées pour procéder à une estimance de la distance parcourue.

J’attaque mon second kilomètre lorsque j’aperçois quelque chose d’insolite, en surévélation : une forme blanche. Je sors les aérofreins et m’arrête, découvre alors une femme que je n’avais jamais vue à bord du Doge Noir. Elle donne carrément dans le superbe. Assez grande, très brune, cheveux longs lui recouvrant les épaules. Elle porte une robe de chambre en soie crème. Un serre-tête d’écaille maintient son opulente chevelure avec laquelle joue la brise.

— Bonsoir ! fais-je-t-il, sans celer ma sidérance.

Elle répond :

— Buona sera !

D’un ton tellement mélodieux que c’est du miel qui me coule dans les engourdes.

Haletant, suant, frémissant, adverbant de toutes parts, je m’approche. La très belle Vénus de la notte est placée deux mètres au-dessus de moi, sur un petit palier extérieur.

— Je n’ai pas encore eu le plaisir de vous rencontrer, signora.

— Parce que je reste confinée dans ma cabine, m’explique-t-elle dans la langue de Marco Polo.

— Seriez-vous souffrante ? m’alarmé-je-t-il en usant du même dialecte.

— Du tout ; seulement je suis l’unique femme du bord et le commandant tient à ce que je ne me montre pas.

— Ne serait-il pas rétrograde ?

— Beaucoup d’époux ont tendance à l’être, surtout dans la Péninsule.