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Il me regarde, l’air absent, mais moi qui le connais, je sais qu’il y a en ce moment un drôle d’ampérage sous son caberlot.

— Vous êtes sûr qu’il a dit : Orsay ?

— Ou Orsel… C’était son dernier mot, vous comprenez ?

Le chef hocha la tête.

— A-t-il dit : Demain on va tuer Orsay, d’une traite… Ce qui voudrait dire que demain, un certain Orsay va être tué ; ou a-t-il prononcé cette phrase d’une voix entrecoupée de silences, en homme qui lutte contre l’engloutissement ?

— Seconde formule, patron. Il a balbutié : demain on va tuer… Il y a eu un silence. Déjà il s’engourdissait ; puis il a ouvert la bouche comme pour continuer sa phrase, un instant il a lutté et, dans un souffle, il a lâché « Orsay »… Voilà.

Le boss joue avec un coupe-papier. Il réfléchit un instant et murmure :

— Donc, Orsay n’est pas fatalement le nom d’un homme… Ce peut être celui d’un lieu…

— Dites, patron, c’est au quai d’Orsay que vous pensez ?

— Pas vous ?

— Si…

Il me demande, mais d’un ton d’un homme qui s’interroge soi-même :

— Quelle est la caractéristique du quai d’Orsay ?

Je réponds :

— D’abriter le ministère des Affaires étrangères ?

— Oui…

Il pose son coupe-papier d’un geste brusque sur le bureau.

Cela produit une espèce de claquement sec qui me fait tressaillir.

Le chef ouvre un tiroir de son burlingue et en sort le journal du soir.

— Demain, dit-il, au Quai d’Orsay, la conférence à quatre. Les quatre grands ! San-Antonio… S’il y avait du grabuge, ça pourrait avoir des conséquences imprévisibles…

— Vous croyez qu’Angelino est le type à fourrer son nez dans un attentat politique de cette ampleur ?

— Angelino est l’homme de tout. S’il y a de l’argent au bout, il mettra le feu au monde comme vous le mettez à votre cigarette. Le F.B.I. m’a adressé sur lui des rapports d’une éloquence !

— Alors ?

— Ce qui me fortifie dans cette crainte, c’est que le Rital a demandé à Wolf des précisions sur nos méthodes de protection. Je vais prendre immédiatement rendez-vous avec le ministre de l’Intérieur. Les mesures de sécurité seront renforcées…

Il pointe sur ma poitrine un index volontaire.

— Vous vous lancez sur la piste d’Angelino. Faites l’impossible pour contacter cet homme. Nous n’avons aucune inculpation contre lui, mais neutralisez-le coûte que coûte, c’est entendu ?

J’écrase sa cigarette de poule de luxe sous mon talon et, d’une pichenette, je l’envoie dans son cendrier de bronze.

— Vous savez où on peut le joindre, cet oiseau ?

— Je n’en ai pas la moindre idée…

Je le regarde en me demandant si ce type est directeur des services secrets ou bien si c’est lui qui décharge les wagons de marchandises à la gare de l’Est.

Il lit ma muette réprobation.

— Je ne suis pas le bon Dieu, soupire-t-il.

Et il ajoute :

— Mais en tout cas, Angelino, c’est le diable !

CHAPITRE V

BONJOUR, CLAUDE !

Y a une chose tout de même qui me rassure, c’est que le diable ne m’a jamais fait peur. J’aurais même tendance à le posséder dans certaines occases.

En somme l’affaire est, jusqu’ici, d’une simplicité absolue, Angelino manigance un sale coup au Quai d’Orsay. Il y avait un traître chez nous qui le rencardait ; j’ai réglé son compte à ce zigoto. On va passer le ministère des Affaires étrangères au peigne fin et décupler le dispositif de sécurité et moi, comme un grand, je vais essayer d’avoir une petite conversation avec Angelino. J’adore parler aux terreurs. Le supergangster, c’est ma folie, parole ! Si j’étais aux as, je crois que j’en ferais la collection.

Le seul empoisonnement, c’est que Angelino se trouve quelque part dans l’univers et que je n’ai pas la moindre idée de ce que peut être ce quelque part.

Comme je passe devant le bar du matin — celui qui se trouve en face de la grande taule —, je pense à quelque chose. Je pense que Wolf avait dans ses fouilles un télégramme daté d’hier lui demandant d’appeler un certain Claude aujourd’hui à midi. Or, à midi aujourd’hui, Wolf était précisément occupé à feuilleter un annuaire téléphonique. Il y a gros à parier qu’il cherchait le numéro du Claude en question… Je peux me gourer, mais y a que le pape qui ne se met jamais le doigt dans l’œil.

Comme ma mémoire est ce qu’on fait de mieux dans le genre boîte enregistreuse, je me rappelle aussi que Wolf a renversé son verre de Cinzano sur la page d’annuaire qu’il était en train d’examiner.

J’entre dans le troquet. Emile, le patron, est en train de somnoler derrière sa caisse. Ce type-là a dû avoir une mouche tsé-tsé dans ses ascendants. A partir d’onze heures du matin, il somnole comme un boa qui vient de se taper toute une famille de planteurs, y compris la grand-mère. Il ne s’extrait de son coma que pour pousser des coups de gueule qui font trembler les bouteilles sur les rayonnages.

La bonniche appartient au genre de tordue qui se croit victime d’une erreur de distribution sociale et qui est persuadée que sa gâche serait dans une Delahaye au lieu d’un bistrot de seconde zone. Elle bat des cils comme Marlène dans une scène de campagne, et vous pourriez recrépir votre maison de séduction avec la couche de fond de teint qu’elle se met sur le visage.

— Vous désirez ? demande-t-elle en arrondissant les lèvres en issue d’œuf.

— Je viens ici pour tes yeux, je lui fais, mais si, par-dessus le marché, tu pouvais me donner l’annuaire des téléphones et une fine, on serait obligé de me mettre les jambes dans le plâtre pour les empêcher de se nouer…

Elle hausse les épaules et m’apporte l’opuscule des Postes. Je réfléchis. Si mes souvenirs sont précis, le bouquin était ouvert sur la fin.

Après une courte estimation, je l’écarte et je m’aperçois que je tombe en plein dans les abonnés de Versailles. Décidément, je brûle ; le télégramme de Wolf était posté de Versailles…

Je feuillette cette partie de l’annuaire, et je ne tarde pas à découvrir la page tachée. C’est celle des R et des S. Elle comporte deux cent vingt-trois noms. Je l’arrache et la fourre dans ma poche.

Le bruit du papier déchiré tire le patron de son sommeil larvé. Pour la seconde fois de la journée, il pousse une horrible beuglante à cause de ce sacré annuaire. Il ameute tout son estaminet en hurlant que des sans-gêne comme moi il ne peut pas en exister deux vu que le globe n’est pas assez grand pour ça, qu’il commence à en avoir plein les pantoufles de ce quartier à flics ; et qu’il attend le grand soir, derrière son zinc, en espérant qu’il nous verra tous suspendus à des crochets de bouchers. Après quoi, comme il a dû s’écorcher la gorge, il se verse un verre de fine et remplit le mien.

Nous trinquons.

Il est neuf heures du soir lorsque j’arrive à Versailles. Une petite pluie mesquine tombe doucettement sur la ville du Roi-Soleil.

J’arrête ma voiture dans une petite rue proche de la préfecture et j’entre dans un bar triste qui me paraît propice à la méditation.

Une fois installé devant un grog fumant, je consulte la page d’annuaire arrachée. Je ne vais pas rendre visite aux deux cent vingt-trois pèlerins qui sont cités là-dessus ! Je me souviens alors que le télégramme de Wolf était signé Claude. Je bigle mon morcif de papier et, au bout de quatre minutes d’examen, je finis par constater que sur tous ces mecs, un seul s’appelle Claude. Le reste de son blaze c’est Rynx. Claude Rynx ! Et comme profession, on a porté sculpteur…