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Sous son regard ahuri je tombe la veste. Je relève la jambe droite de mon grimpant, j’ôte ma cravate, j’ébouriffe mes cheveux, je me mets un crayon sur l’oreille et je noue autour de ma brioche un tablier bleu qui traîne sur une chaise derrière la caisse.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiète le collègue à Félix Potin.

— Je dois me renseigner sur ces gens, les Stumer. Ce sont des étrangers, leur passeport n’est pas en règle…

— Ah ! bon…

— Alors, ces cominches ?

— Voilà…

Il potasse son gros carnet noir. Il empile des conserves, du pinard, du Nescafé…

— V’leur direz que j’ai plus de cake, me dit-il.

— Entendu, papa !

Il commence à trouver cette histoire marrante, le marchand de moutarde. Au fond, ça lui fait de la main-d’œuvre à l’œil…

— Le tri est devant le trottoir ! annonce-t-il.

— O.K. !

J’attrape la livraison et je la coltine dans le tri.

En me voyant réapparaître, Félicie est séchée… Je lui envoie un baiser et je décarre à l’allure de Fausto Coppi.

J’arrive à la porte des Stumer, je sonne et je prends mon air le plus glandilleux.

Un visage se montre à la fenêtre du premier étage. Un visage de femme. Je ne suis pas miro comme Félicie et je peux la reluquer à mon aise. Elle est chouïa, la fumelle, elle vaut le coup de saveur. Blonde, mon petit, naturel ! Pas de l’oxy, du chouette, style nordique. J’en ai un frémissement dans le péritoine. Mais j’interromps ma contemplation, la lourde s’ouvre. Je me détranche sur un mec qui sort de la cahute.

Grand, déplumé, les yeux clairs, ma daronne a dit juste.

— Qu’est-ce que c’est ? lance-t-il à la cantonade.

— J’suis le nouveau commis de l’épicerie, fais-je…

— Ah ! bon…, murmure Stumer.

Il déboucle la grille.

— Entrez !

J’attrape la becquetance et je suis le zig dans la strass.

Un vestibule classique, avec des carreaux et, au mur, des tableaux que des mecs ont osé signer… Des portes fermées à droite et à gauche.

Au fond, la cuisine. Elle est encombrée de vaisselle sale. La souris blonde n’est pas championne pour la plonge. Le ménage, c’est pas son violon d’Ingres, ça se sent tout de suite.

— Mettez ça là, dit Stumer.

J’obéis.

— Vous avez la note ?

— V’là…

Ça fait douze cents balles. Il me paie et m’allonge un bif’ de cent pour ma pomme. Il est généreux le gars. L’auber doit pas lui revenir chérot.

— ’soir, m’sieur…

— Au revoir !

Je retourne à l’épicerie…

— Écoutez, mon petit père, dis-je au patron. Je vais vous laisser mon numéro de téléphone. Demain, lorsqu’ils vous passeront de nouvelles commandes, vous me préviendrez aussi sec et j’irai livrer, ça joue ? En attendant, pas un mot sur ce qui vient de se passer à âme qui vive, ou alors, ça fera vilain, vu ?

— Bien, monsieur…

Je lui serre la louche et je retourne auprès de Félicie.

— Tout va bien ? me demande-t-elle.

— Je ne sais pas ! dis-je. Il s’agit d’une simple prise de contact. Je viens de trouver le moyen de m’introduire chez ces braves gens incognito… C’est déjà beau… Pour le reste, ma foi, j’aviserai…

Je lui envoie une bourrade dans le dos.

— Allez, je me fous en vacances pour le restant de la journée et je t’emmène becqueter au restau ; ensuite, on va au ciné.

— Comme tu voudras ! dit Félicie, toute contente.

Elle ajoute :

— Remarque, j’avais des asperges pour ce soir…

CHAPITRE V

Enlevez le paquet !

— Téléphone ! crie ma brave femme de mère…

Je balance le Paris-Match que je suis en train de lire et je plonge dans l’escadrin.

— Allô ! fait une voix épaisse.

— J’écoute.

— Je suis Jules Massenet…

— C’est un nom qui me dit quelque chose, fais-je avec conviction.

— … l’épicier du Vésinet, termine mon interlocuteur.

— Ah ! bon !

— Ça y est, j’ai une commande pour qui vous savez…

— Que vous a-t-on commandé ?

— Hein ?

— Je vous demande ce qu’ils vous ont commandé.

— Attendez…

Je perçois un froissement de papier…

— Un poulet, du beurre, des citrons et des oranges.

— Bon… J’arrive ! Préparez le tout…

— As-tu des oranges ? je demande à maman.

— Évidemment, fait-elle.

C’est vrai qu’elle a de tout, cette sacrée Félicie. On peut lui tomber sur le râble à l’improviste. Le temps de compter jusqu’à cent et elle vous sert un gueuleton qui ferait pâlir de jalousie un cuistot ayant dans le guide Michelin autant d’étoiles que le maréchal Juin en a sur son képi.

— Donne m’en un kilo…

Je cavale dans ma chambre, j’ouvre un tiroir de ma commode et je choisis une petite fiole bleue à bouchon de caoutchouc. Je me munis d’une seringue de Pravaz et je redescends.

— Qu’est-ce que tu fais ! s’exclame Félicie, lorsqu’elle me voit injecter quelques gouttes du liquide de la fiole bleue dans chacune des oranges.

— Je les fortifie, dis-je…

— Mais…

— Je t’expliquerai tout ça plus tard…

J’enfouis les oranges dans les poches de ma gabardine et je saute dans mon bahut.

En quatorze minutes, je franchis les quelques bornes me séparant du Vésinet.

L’épicier qui, décidément, se pique au jeu, m’attend sur le pas de sa lourde. Il paraît tout content en me voyant.

— J’avais peur que vous ne vinssiez pas ! dit-il.

Du moment qu’il sort son subjonctif des dimanches, je lui fais le grand jeu.

— Pourquoisse ? je demande.

— Ils ont retéléphoné que ça pressait…

— Ah ! zoui !

— Oui… Je leur ai dit que mon livreur était en courses.

— Bon, alors pressons…

Je revêts ma tenue de la veille. Puis, j’attrape les provisions. Seulement, je prends bien soin de troquer les oranges de mon épicier contre les miennes.

Je fonce dans l’avenue des Pages.

Tout se passe exactement comme la veille, sauf que, ce matin, la gonzesse blonde est dans la cuisine, vêtue d’un déshabillé de soie bleue qui foutrait des pensées polissonnes à un académicien.

Elle a un regard de chatte siamoise, plus vert que bleu ; des taches de rousseur sur sa peau ocrée… Pour les formes, alors là, j’en ai la gorge sèche. M’est avis que le Stumer ne doit pas s’ennuyer dans sa retraite provisoire. Il s’est muni du meilleur passe-temps qui soit. Avec une greluse comme celle-là sous la paluche, on peut se passer de jouer à la belote ou de lire Le Chasseur français.

Je lui file un drôle de coup de saveur, à la poulette. Le grand format, si vous voyez ce que je veux dire. Mais faut croire que les amours ancillaires c’est pas son rayon, ou tout bêtement que je ne représente pas son idéal, car elle se détourne d’un air de douairière à qui un bicot propose des photos porno.

J’insiste pas. J’empoche la mornifle, je remercie Stumer pour le nouveau pourliche qu’il me débloque, et je mets la grande voilure. Maintenant, il ne me reste plus qu’à attendre.

Je reporte son tri à l’épicier. Je lui cloque l’auber. Puis, je me taille.

Il est onze heures, je calcule mon élan. Il faut une petite demi-heure pour cuire le pouletok, autant pour le croquer. Ils seront au dessert dans une heure. S’ils morfillent mes oranges, ils débarqueront au pays des pommes dans une heure dix.