Выбрать главу

Gérard De Villiers

Dossier Kennedy

1

Il faisait un temps à ne pas mettre un chien dehors. Et encore moins un prince authentique, Altesse Sérénissime, même s’il était un peu barbouze de luxe à la Central Intelligence Agency, le plus beau fleuron de l’espionnage américain.

Telles étaient les pensées moroses de Son Altesse Sérénissime le Prince Malko, S.A.S. pour ses amis des Services secrets, tandis qu’il essayait de maintenir sa voiture sur la chaussée. La route Presbourg-Vienne était une vraie patinoire et la grosse Jaguar Mark 10 zigzaguait sur le bitume enneigé et verglacé. Un blizzard glacé soufflait par brusques rafales. Bien qu’il ne soit que deux heures, Malko avait été obligé d’allumer ses phares.

A l’entrée d’un village, un panneau annonça « Vienne 32 kilomètres ».

— Si on ne termine pas dans un fossé, remarqua le Prince Malko, on arrivera à temps.

En dépit de la clarté atténuée, il portait des lunettes teintées qui dissimulaient des yeux d’une couleur extraordinaire : un jaune d’or qui virait au vert dans les mauvais moments. Son manteau de cachemire bleu-marine et son costume d’alpaga anthracite lui allaient comme un gant. Bien calé dans le siège de cuir fauve, il conduisait avec précision et nonchalance en dépit du temps épouvantable. Au village de Liezen, les paysans l’appelaient « Hoheit Malko », Son Altesse Malko. Son château, encore à demi détruit, dominait les maisons peintes de l’agglomération. Une fois complètement restauré, ce serait l’un des plus beaux de la région. Mais il y avait encore beaucoup à faire.

C’est pour nourrir ses vautours d’entrepreneurs que le Prince Malko, Margrave de la Basse-Lusace, Maître de l’Ordre de la Toison d’or, Chevalier de droit de l’Aigle Noir, chevalier d’Honneur et de Dévotion de l’Ordre Souverain de Malte, pour ne citer que ses titres les plus importants, était depuis dix ans barbouze hors-cadre à la C.I.A. En dépit de l’aversion des Américains pour tout ce qui est amateurisme, Malko avait réussi à se tailler une place d’honneur parmi les agents « noirs », grâce à sa mémoire extraordinaire, à son charme et à sa chance. Il n’aimait pas la violence et, dans toute la mesure du possible, évitait d’y recourir pour régler ses missions. Ce n’était hélas, pas toujours possible. Les gens sont si méchants.

Malheureusement, ses missions ne lui avaient pas encore rapporté assez pour finir son château. Les consciences valent beaucoup moins cher que les boiseries. Il vivait la plupart du temps, dans une tranquille villa de Poughkeepsie, dans l’Etat de New York. C’étaient ses premières vacances en Autriche depuis bien longtemps. Mais il y avait de quoi être de mauvaise humeur et pour d’autres raisons que le mauvais temps ! Ses vacances semblaient plutôt compromises…

A la droite de Malko, Elko Krisantem, Turc d’origine, factotum dévoué et tueur à gages à mi-temps, s’efforçait de ne pas avoir mal au cœur : c’était son point faible. Quand il ne conduisait pas lui-même, son estomac se révoltait. L’œil morne, il regardait les flocons de neige s’écraser sur les glaces de la voiture. Comme Istanbul était loin, avec son chaud soleil et sa mer toujours bleue ! Par moments, il regrettait amèrement le temps où il était le tueur à gages le plus apprécié d’Istanbul{Voir S.A.S. à Istanbul.}. Hélas, il n’y comptait pas que des amis. C’est ce qui l’avait amené à un départ précipité.

Il valait encore mieux être en Autriche dans une tempête de neige que mort.

La neige étouffant les bruits, la Jaguar semblait avancer dans un monde irréel. Ils n’avaient pas croisé un seul véhicule depuis leur départ du château. En traversant Liezen, ils avaient seulement failli écraser le Maire qui s’était étonné de les voir sortir par un temps pareil.

— Je vais chercher quelqu’un à l’aéroport, avait crié Malko, par la portière.

Il n’était évidemment pas question de préciser que c’était, dans la meilleure des hypothèses, pour le kidnapper, et dans la pire, pour l’exécuter.

Les villageois étaient au-dessus de ces nuances. Elko Krisantem avait poussé la conscience professionnelle, avant le départ, jusqu’à se coucher un instant dans le coffre, afin de vérifier si un homme de corpulence moyenne y tenait sans trop de difficultés. Expérience concluante d’ailleurs, bien qu’il n’eût pas essayé d’y respirer longtemps. Mais il ne faut pas trop demander.

2

Le couple s’embrassait passionnément. Une obscurité presque totale régnait dans la grande pièce, au vingtième étage. Seule, la lueur du building du State Department, sur Pennsylvania Avenue, éclairait d’une lumière rougeâtre les deux corps étendus sur le divan. Soudain, une des deux silhouettes se dressa et sauta souplement sur l’épaisse moquette. C’était un homme blond, des mèches dans les yeux, vêtu uniquement d’un pantalon clair très ajusté.

— J’ai soif, dit-il.

Il alla jusqu’à une table roulante, se versa du whisky et revint, le verre d’une main et la bouteille de l’autre. Il resta debout, regardant le divan, le corps cambré, les pieds légèrement écartés.

— Que tu es beau, Jerry !

C’était la voix grave d’un homme d’une cinquantaine d’années. Son visage était dans l’ombre. Dressé sur ses coudes, il regardait le jeune éphèbe. Lui aussi était torse nu.

Avec un soupir, il retomba sur le ventre, le visage tourné contre le mur.

— Viens, murmura-t-il.

Délicatement, le jeune homme blond posa son verre sur la moquette, s’approcha de son partenaire, un sourire indéfinissable aux lèvres et lui caressa légèrement les reins de la main gauche.

L’homme âgé grogna et esquissa un geste vers la main qui le caressait. Alors, de toutes ses forces, le jeune homme blond abattit la bouteille de whisky sur la nuque offerte.

Il y eut un bruit horrible, la bouteille éclata et le whisky se répandit partout, dans une aigre odeur de punaise écrasée. L’homme eut un long tressaillement, souleva la tête, puis ne bougea plus. Jerry resta une seconde immobile, le tesson de bouteille en main, comme prêt à frapper de nouveau. Puis, il jeta son arme improvisée. Son visage avait perdu son air de gouape aguicheuse. Il avait maintenant une expression dure et indifférente. Retournant le corps inerte sur le dos, il défit la ceinture du pantalon, fit descendre la fermeture-éclair, baissa enfin le caleçon de soie rayé multicolore et trouva ce qu’il cherchait : une mince ceinture de cuir attachée à même la peau, le long du ventre.

Il la défit et en sortit deux clefs plates d’acier bruni. Toujours pieds nus, il traversa la pièce, jusqu’à un tableau de Grand’ma Mose et le décrocha. Derrière, il y avait une ouverture carrée, avec une minuscule serrure. Doucement, il enfonça une des clefs, tourna et tira. Il y eut un bourdonnement et un pan de mur rectangulaire de vingt pouces sur dix environ de côté, glissa, découvrant un trou sombre : un coffre-fort ultra-moderne, à l’épreuve même des radiations atomiques.

Jerry en tira un porte-documents métallique très plat, de couleur noire. Deux petites serrures intégrées le rendaient incrochetable. Il était à l’épreuve du feu et de l’eau.

Sans refermer le coffre, il jeta le porte-documents sur un fauteuil, glissa les clefs dans la poche de son pantalon et commença à se rhabiller.

Cinq minutes plus tard, il sortait de l’appartement, impeccable dans une veste sport et un polo gris perle, le porte-documents à la main. L’homme étendu sur le divan n’avait pas bougé. Jerry prit l’ascenseur directement jusqu’au sous-sol. Tout seul dans la cabine il sifflotait. Devant la glace, il remit en place les mèches blondes qui lui tombaient sur le front, une lueur rusée dans ses beaux yeux verts. Jamais il n’avait gagné autant d’argent aussi facilement. Il y avait peu de voitures dans le garage. C’était jeudi soir et, déjà, presque tous les locataires de l’immeuble étaient partis en week-end prolongé dans le Maryland ou en Virginie.