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San-Antonio

Du poulet au menu

À Carmen Tessier

puisqu’elle aime ma cuisine.

S.-A.

Il m’arrive souvent, le matin, de me regarder dans une glace et de ne pas me reconnaître.

Alors ça me fait marrer quand je trouve des gens qui croient, eux, se reconnaître dans mes livres.

S.-A.

CHAPITRE PREMIER

Les pognes croisées sous la nuque, je regarde les évolutions d’un meeting de mouches au plafond. Elles sont marrantes les mouches, surtout quand elles se baguenaudent sur du blanc. On les croirait mues par un ressort. Elles vont d’une petite allure saccadée, pareilles à des vieilles dames qui traversent la rue, s’arrêtant brusquement pour pomper une poussière alimentaire ou pour se faire le coup du facteur à la fermière-en-train-de-laver-son-linge ! Un bon conseil, les gars : si les humains vous débectent par trop, regardez vivre les mouches pour changer !

Elles vous donneront une très jolie leçon de simplicité, bien qu’elles marchent au plaftard !

Je fais un geste qui a pour triple résultat : primo, d’affoler une paisible punaise qui traversait le couvre-lit ; deuxio, d’enrayer un début d’ankylose dans ma flûte gauche ; et enfin tertio, d’arracher au sommier une plainte déchirante.

Ce pageot d’hôtel minable achève une carrière pénible. Il suffit de le regarder d’une façon un peu trop appuyée pour qu’il se mette à geindre. Il en a vu de dures et il rêve d’un grenier oublié, le pauvre. Depuis le temps qu’il donne sa représentation d’adieu, il est crouni ! Il se trouve dans une petite chambre de dépannage et il ne sert que pour les heures de pointe ; mais quand même !

Je demande à Pinaud, sans même me donner la peine de tourner la tronche :

— Qu’est-ce qu’il fait ?

Le vieux cyclope tarde un peu à répondre. Je m’apprête à ouvrir une souscription destinée à lui offrir un sonotone lorsqu’il murmure de sa voix nasale :

— Rien.

Je me fous en renaud après le zig que nous surveillons.

— Il a une aptitude à ne rien faire qui confine au génie, tu ne trouves pas ?

Pinaud sort son œil vitreux du viseur de la lorgnette braquée sur une déchirure du rideau.

— Que veux-tu qu’il fasse ? objecte-t-il avec cette tranquille pertinence qui fait sa force…

J’explose.

— À son âge, c’est pas une vie de rester claquemuré comme ça…

Je saute du lit, lequel lance une clameur d’agonie, et je vais regarder à mon tour par le petit trou de la lorgnette.

Grâce à cet instrument d’optique, j’ai une vue très détaillée de la pièce qui nous intéresse de l’autre côté de la cour. Je découvre notre bonhomme, grandeur nature. Il est assis sur le bord de son divan, une cigarette éteinte au coin de la bouche. C’est un type brun et maigre, anguleux comme une cathédrale gothique, avec des joues qu’il n’a plus la force de raser et une chemise qui paraît attendre soit le blanchisseur, soit le ciseau de Deibler[1].

Près de lui, par terre, il y a une soucoupe pleine de mégots.

Pinaud se roule une cigarette. Lorsqu’il l’insère entre ses lèvres, elle est déjà en haillons.

— Tu vois, murmure-t-il…

J’abandonne la lorgnette pour aller prendre la bouteille de whisky sur la fausse cheminée en vrai marbre.

Une mouche est occupée à téter le goulot de la boutanche. La mouche du scotch, comme dirait… l’autre ! Je la chasse honteusement pour prendre sa place.

— Un coup de raide, Pinuche.

— Non, merci… Je préfère du vin ; ce machin-là, ça me fout la brûle !

Joignant le geste à la parabole, il sort de la table de nuit une bouteille de blanc dont il use largement.

— Quel métier, soupire-t-il, je commence à avoir les membres engourdis.

— Tu fais ton apprentissage du néant, vieux. Que, toi, tu restes avec le valseur soudé à une chaise, ça se comprend… Mais c’est l’autre endoffé, là-bas, qui m’intrigue… À son âge, c’est pas normal !

Voilà deux jours qu’on mate ses faits et gestes, Pinaud et moi, espérant qu’il va enfin agir ; mais je t’en fous. Il croupit dans sa tanière comme un vieux lion bouffé aux mites.

Pinaud retourne à sa longue-vue.

— Dire qu’au sommet de la tour Eiffel j’ai eu payé cent francs pour regarder là-dedans, soupire-t-il.

Je rigole :

— On fait deux beaux flics, toi et moi ! Les frères Lissac n’ont qu’à bien se tenir…

— Quand j’étais dans l’armée…, attaque Pinuche qui a toujours un très joli souvenir sous la moustache pour colmater les brèches de l’instant présent.

— Tu devais faire un militaire fort civil !

— J’étais observateur.

— Et qu’est-ce que tu observais ?

— Les faits et gestes de l’ennemi.

— C’est pour ça que la France perd une guerre sur deux, vieille noix !

Il hausse les épaules. Mes sarcasmes ne l’atteignent plus depuis longtemps. Il est résigné comme quarante-trois millions de Français, Pinuche. Quand on a un passé lourd de coups de pied aux fesses, de soupes trop froides, de femmes trop chaudes, de chaussettes trouées et de Légion d’honneur vainement attendue, fatalement on ne le regrette pas trop. Il a marché à côté de sa vie sans la voir, comme le bœuf qui ne voit jamais le sillon qu’il creuse[2].

Ses tifs d’un gris demi-deuil sont peu nombreux mais embroussaillés. Il les tortille au bout de ses doigts en un geste enfantin qui remonte de sa période bleue.

— Tu sais à quoi je pense ? fais-je soudain.

Il me regarde :

— Non !

— P’t-être que tu as les cheveux complètement blancs ?…. Tu devrais te les laver, un jour, pour voir…

Nouveau haussement d’épaules, assez noble cette fois. Dans le fond, il ressemble à un vieux musicien pauvre. Ses épaules font penser à un cintre à habit.

Cher vieux Pinuche…

Il vient de balanstiquer un nouveau coup de périscope, en face…

— Viens voir, murmure-t-il.

Je retourne coller mon lampion au petit trohu.

— Tu ne trouves pas qu’il est bizarre ? insiste mon éminent collègue de sa voix dont on fait les solos de flûte !

Son regard est morne comme la première page du Monde[3], mais très exercé. Il faut en effet être un poulet consommé[4] pour s’être rendu compte que quelque chose vient de se produire dans le comportement du gars.

Il est debout, maintenant. Il a ôté sa cigarette de ses lèvres et la tient à bout de bras dans une attitude de type aux aguets. Du reste, son visage crispé, sa tête légèrement inclinée me prouvent qu’il écoute…

— Qu’est-ce qui se passe, d’après toi ? je questionne.

Le Pinaud des Charentes hoche la partie supérieure de son individu.

Ses sourcils en forme de brosse à dents usagée se joignent.

— Il écoute, c’est évident, fait-il.

Je renchéris.

— En effet.

— Mais il n’écoute pas quelqu’un qui monte l’escalier car, en ce cas, il s’approcherait de la porte.

— Alors ?

Il me pousse et fléchit l’échine. Son ignoble mégot pend sous sa moustache comme de la moutarde en tube.

— Ah ! Je sais, fait-il au bout d’un instant.

— Quoi ?

— Ben, regarde-le bien…

Je reprends mon observation. L’homme est toujours dans la même attitude. Il semble changé en statue de sel, comme dirait Cérébos.

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1

Vous le voyez, j’ai le sens du raccourci.

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2

Image peu originale, j’en conviens, mais que je vous demande de me pardonner car j’aime le bœuf. D’ailleurs, c’est un animal souvent à la mode. Il est nostalgique comme s’il avait perdu quelque chose de précieux. Mais ce qui semble lui assurer une parfaite sérénité, c’est la pensée qu’il finira par braiser un jour ou l’autre. À ce titre surtout, Pinaud a la psychologie du bœuf.

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3

Je ne puis parler des autres, n’ayant jamais osé ouvrir cet honorable journal.

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4

Ne pas confondre avec le consommé de poulet.