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Je suis enchanté de cette diversion, qui est une excuse pour ne pas terminer ma tournée ; car il me reste un prisonnier à aller voir : le professeur Antelle. Il est toujours dans le même état, ce qui rend impossible sa mise en liberté. Grâce à moi, on l’a cependant placé à part, isolé dans une cellule assez confortable. C’est un devoir pénible pour moi de lui rendre visite. Il ne répond à aucune de mes sollicitations et se conduit toujours comme un parfait animal.

II

Nous partîmes une semaine plus tard. Zira nous accompagnait, mais elle devait rentrer après quelques jours pour s’occuper de l’Institut en l’absence de Cornélius. Celui-ci comptait séjourner plus longtemps sur le lieu des fouilles, si celles-ci étaient aussi intéressantes qu’il le prévoyait.

Un avion spécial était mis à notre disposition, un appareil à réaction assez semblable à nos premiers types de ce genre, mais très confortable et comportant un petit salon insonorisé, où l’on pouvait converser sans gêne. C’est là que nous nous retrouvâmes, Zira et moi, peu après le départ. J’étais heureux de ce voyage. J’étais à présent bien acclimaté dans le monde simien. Je n’avais été ni surpris ni effrayé de voir ce gros avion piloté par un singe. Je ne pensais qu’à jouir du paysage et du spectacle impressionnant de Bételgeuse à son lever. Nous avions atteint une altitude d’environ dix mille mètres. L’air était d’une pureté remarquable et l’astre géant se détachait sur l’horizon comme notre soleil observé à travers une lunette. Zira ne se lassait pas de l’admirer.

« Y a-t-il d’aussi belles matinées sur la Terre ? me demanda-t-elle. Est-ce que ton soleil est aussi beau que le nôtre ? »

Je lui répondis qu’il était moins gros et moins rouge, mais qu’il suffisait à nos ambitions. En revanche, notre astre nocturne était plus grand et répandait une lumière pâle plus intense que celui de Soror. Nous nous sentions joyeux comme des écoliers en vacances et je plaisantais avec elle comme avec une amie très chère. Quand Cornélius vint nous rejoindre, au bout d’un moment, je lui en voulus presque de troubler notre tête-à-tête. Il était soucieux. Depuis quelque temps d’ailleurs, il semblait nerveux. Il travaillait énormément, poursuivant des recherches personnelles qui l’absorbaient au point de lui occasionner parfois des moments d’absence totale. Il avait toujours gardé le secret au sujet de ces travaux et je crois que Zira les ignorait comme moi. Je savais seulement qu’ils étaient en rapport avec l’origine du singe et que le savant chimpanzé tendait de plus en plus à s’écarter des théories classiques. Ce matin-là, il m’en dévoila pour la première fois quelques aspects et je ne tardai pas à comprendre pourquoi mon existence d’homme civilisé était si importante pour lui. Il commença par reprendre un sujet mille fois débattu entre nous.

« Vous m’avez bien dit, Ulysse, que, sur votre Terre, les singes sont de véritables animaux ? Que l’homme s’est élevé à un degré de civilisation qui égale le nôtre et qui, sur beaucoup de points, même… ? N’ayez pas peur de me vexer, l’esprit scientifique ignore l’amour-propre.

— … Qui, sur beaucoup de points, le dépasse ; c’est indéniable. Une des meilleures preuves, c’est que je suis ici. Il semble que vous en soyez au point…

— Je sais, je sais, interrompit-il avec lassitude. Nous avons discuté de tout cela. Nous pénétrons maintenant les secrets que vous avez découverts il y a quelques siècles… Et ce ne sont pas seulement vos déclarations qui m’agitent, continua-t-il en se mettant à arpenter nerveusement le petit salon. Je suis depuis longtemps harcelé par l’intuition – une intuition étayée par certains indices concrets – que ces secrets, ici même, sur notre planète, d’autres intelligences en ont possédé la clé dans un passé lointain. »

J’aurais pu lui répondre que cette impression de redécouverte avait aussi affecté certains esprits de la Terre. Peut-être même était-elle universellement répandue et peut-être servait-elle de base à notre croyance en un Dieu. Mais je me gardai de l’interrompre. Il suivait une pensée encore confuse, qu’il exprimait d’une manière très réticente.

« Des intelligences, répéta-t-il pensivement et qui, peut-être, n’étaient pas…»

Il s’interrompit brusquement. Il avait l’air malheureux, comme tourmenté par la perception d’une vérité que son esprit répugnait à admettre.

« Vous m’avez bien dit aussi que les singes possèdent chez vous un esprit d’imitation très développé ?

— Ils nous imitent dans tout ce que nous faisons, je veux dire dans tous les actes qui ne demandent pas un véritable raisonnement. C’est au point que le verbe singer est, pour nous, synonyme d’imiter.

— Zira, murmura Cornélius avec une sorte d’accablement, n’est-ce pas cet esprit de singerie qui nous caractérise, nous aussi ? »

Sans laisser à Zira le temps de protester, il poursuivit avec animation :

« Cela commence dès notre enfance. Tout notre enseignement est basé sur l’imitation.

— Ce sont les orang-outans…

— Eh ! ils ont une importance capitale, puisque ce sont eux qui forment la jeunesse par leurs livres. Ils obligent l’enfant singe à répéter toutes les erreurs de ses ancêtres. Cela explique la lenteur de nos progrès. Depuis dix mille ans, nous restons semblables à nous-mêmes. »

Cette lenteur du développement chez les singes mérite quelques commentaires. J’en avais été frappé en étudiant leur histoire, sentant là des différences importantes avec l’essor de l’esprit humain. Certes, nous avons connu, nous aussi, une ère de quasi-stagnation. Nous avons eu nos orangs-outans, notre enseignement faussé, nos programmes ridicules et cette période a duré fort longtemps.

Pas aussi longtemps, toutefois, que chez les singes et surtout, pas au même stade de l’évolution. L’âge obscur que déplorait le chimpanzé s’était étendu sur environ dix mille années. Pendant cette ère, aucun progrès notable n’avait été réalisé, sauf, peut-être, durant le dernier demi-siècle. Mais ce qui était extrêmement curieux pour moi, c’est que leurs premières légendes, leurs premières chroniques, leurs premiers souvenirs témoignaient d’une civilisation déjà très avancée, à peu près semblable, en fait, à celle d’aujourd’hui. Ces documents, vieux de dix mille ans, apportaient la preuve d’une connaissance générale et de réalisations comparables à la connaissance et aux réalisations actuelles ; et, avant eux, c’était l’obscurité complète : aucune tradition orale ni écrite, aucun indice. En résumé, il semblait que la civilisation simienne eût fait une apparition miraculeuse, d’un seul coup, dix mille ans auparavant, et qu’elle se fût conservée depuis, à peu près sans modification. Le singe moyen avait été accoutumé à trouver ce fait naturel, n’imaginant pas un état de conscience différent, mais un esprit subtil comme Cornélius sentait là une énigme et en était tourmenté.

« Il y a des singes capables de création originale, protesta Zira.

— Certes, admit Cornélius ; c’est vrai, depuis quelques années surtout. A la longue, l’esprit peut s’incarner dans le geste. Il le doit, même ; c’est le cours naturel de l’évolution… Mais ce que je cherche avec passion, Zira, ce que je veux trouver, c’est comment tout cela a commencé… Aujourd’hui, il ne me paraît pas impossible que ce soit par une simple imitation, à l’origine de notre ère.

— Imitation de quoi, de qui ? »

Il avait repris ses manières réticentes, baissa les yeux, comme regrettant d’en avoir trop dit.