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— Sont-ce des manières avec un homme d’un âge ?

— Non, ce n’en sont-ce pas, j’admets… Alors, change de disque pour ne pas me pousser aux pires excès… Où en es-tu au sujet de Biernarski ?

Il soupire, chausse ses petites lunettes de fer dont les verres sont fendus, et extirpe de sa poche une série de bouts de papier tous plus cradingues les uns que les autres.

— Tout est noté, dit-il… Attends…

Il lit :

— Tapioca : deux cent vingt francs…

Il s’arrête.

— Non, ça c’est les commissions d’hier matin, attends…

Sur un dos d’enveloppe, il a tracé des hiéroglyphes. Pour les déchiffrer, il n’y a que lui.

— Biernarski… Descendu le 3 à l’hôtel Scribe… Arrivait de Varsovie via la Suisse. N’a reçu aucune visite durant son séjour à Paris…

J’écoute… Je réfléchis… Je questionne…

— Son comportement ?

Pinaud remonte ses lunettes sur son front.

— Attends ! dit-il…

J’attends… J’attends qu’il se soit mouché puis que, profitant de l’extraction de son mouchoir, il ait fini de frotter les verres fêlés de ses bésicles.

Le voilà parti à la recherche d’un autre morceau de papier…

Pinaud, c’est une épreuve d’endurance à lui tout seul. Le regarder vivre équivaut à passer son examen de fakir. Seulement, faut admettre que c’est un très bon policier. Il fouinasse sans avoir l’air de rien, casse les lattes à tout un chacun, boit des Pernod, parle des humeurs froides de sa bourgeoise et de ses parties de cartes chez son copain le dentiste, et arrive à vous obtenir une documentation totale sur les quidams qui lui sont désignés…

Il trouve dans ses paperasses graisseuses un coin de nappe en papier gaufré.

Il l’étudie comme un général le fait d’une carte d’état-major et enfin déclare :

— Non, ça c’est une pensée…

— Une quoi ?

— Une pensée… Une pensée philosophique.

— De qui ?

— De moi !

— Tu as des pensées, toi !

— Écoute plutôt : « Dans la vie, il y a deux catégories de femmes. Il y a celles qui savent, et celles qui ne savent pas… ce qu’il y a dans leur sac à main. »

Je le regarde, assez soufflé. Il est satisfait.

— Qu’en penses-tu ? demande-t-il d’un ton modeste.

— Pascal n’a qu’à bien se tenir… On a enfermé des mecs à Charenton pour moins que ça…

Pincé, il remise sa pensée dans la poche de son gilet.

— Quand on l’est, c’est pour la vie, soupire-t-il.

— Tu veux mon pied dans le luth, hé, poète ! Histoire de t’apprendre la politesse. C’est pas avec tes pensées que tu iras toucher ton enveloppe à la fin du mois ! Tes pensées ! Porte-les chez Vilmorin !

Il brandit soudain, au moment où je m’y attends le moins, une photographie qui représente une grosse dame avec un petit chien. La grosse dame c’est sa bourgeoise, le petit chien c’est le petit chien de sa bourgeoise. Il pieute dans leur lit et se met à aboyer quand Pinaud veut faire une gâterie à sa moitié. Tout le monde est au courant de la chose à la Grande Turne.

Au dos de la photo, Pinuche a noté :

— Bars, Carmona…

— Qu’est-ce que ça veut dire ? je questionne.

Il fronce les sourcils.

— Ah ! oui… Ton Polonais, depuis son arrivée en France, il a passé son temps à chercher un certain Carmona dans tous les bars plus ou moins louches de Montmartre.

Je m’assieds ; faut toujours avoir une position stable lorsqu’il vous arrive des nouvelles pareilles sur la théière.

— Oui, Carmona… Le mort voulait me parler à son sujet… Et c’est parce qu’il allait m’entretenir du truand fantasque qu’on l’a mis en l’air in extremis, comme on dit au Vatican. On ne m’ôtera pas ça de l’idée, tu vois, Pinaud…

Il hoche la tête dubitativement pour donner de l’importance à son appréciation.

— Ce Carmona, à ton idée ? commence-t-il…

— À mon idée, je pense qu’il doit avoir quelque chose de pas ordinaire sur la tomate, gars ! Et je me demande s’il m’a billé dessus par flicophobie ou bien…

— Ou bien ?

— Parce qu’il voulait se faire enchrister !

Le père Pinaud a des sourcils de chien griffon. Il en remonte un de quatre bons centimètres.

— Tu crois ?

— Ben, déduis… T’as déjà vu des repris de justice qui, rencontrant un poulardin, lui sautent sur le paletot pour lui mettre une mandale sur le pif, toi ?

— C’est rare… Il était pas schlass ?

— Non. Je sais reconnaître un homme ivre, Pinaud… Je vais même te dire mieux…

— Quoi ?

— Eh bien ! il avait peur de me cogner… Ça n’était pas son genre. Il savait que ça le menait tout droit au passage à tabac maison, au grand ! À la valse lente réservée aux dégourdis qui portent la pogne sur un archer. Et pourtant il l’a fait…

— Quel intérêt avait-il de se faire dérouiller ? demande mon éminent confrère et néanmoins ami.

— Aucun à se faire dérouiller, mais sans doute un grand à se faire arrêter… Les types qui ont abattu le Polak devaient être à ses trousses et c’est pour leur échapper qu’il a joué le grand jeu. Il préférait la maison aux cent lourdes à la morgue, Carmona, c’était son droit, chacun son goût, non ?

— Tu parles…

— Les types qui en avaient après lui ont dû entendre parler du gars qui venait de Pologne exprès pour le rencontrer. Ils ont suivi le gars. En le voyant m’aborder, ils ont employé les grands moyens…

— Ça prouve que Biernarski en avait long à te raconter.

— Je ne sais pas si c’était long, mais ça devait être bougrement intéressant pour que ses anges gardiens viennent lui cracher des noyaux de seringue à la frite en plein devant les grands magasins poulet.

Pinuche observe en arrachant les gringrignotes d’œuf qui tremblotent après sa moustache :

— Il savait qu’il était suivi, hein, puisqu’il s’attendait à trépasser…

Trépasser ! Y a que lui pour employer des mots pareils dans le langage courant.

Je le toise avec mépris.

— Ton vocabulaire, c’est comme tes chaussettes, Pinuche, tu en changes tous les vingt-cinq ans !

Ulcéré, il se dirige vers la porte.

Comme il va pour sortir, il se retourne.

— Tu peux pas me prêter cinq cents balles ? demande-t-il.

Il ajoute, penaud :

— Faut que j’achète de la pharmacie pour ma femme.

Je la connais, sa pharmacie. Il l’achète au bar-tabac de la rue de Vaugirard. Et il la prend dans un grand verre avec pas trop de flotte et un cube de glace. Même qu’elle devient trouble lorsqu’il met l’eau dedans et qu’elle est à base d’anis. Sa femme, à Pinaud, c’est le genre dragon de Villars. Elle lui scrafe sa pagouze et lui file un raide par mois pour faire le mariole et ensorceler les nanas. Pour sauvegarder ses douze Pernod quotidiens, il doit faire appel au Trésor public.

Je lui balance un ticket.

— Tiens, ivrogne, v’là pour ton Gardénal…

Et je le vire du bureau au moment où, pour justifier son prétexte, il va me raconter la vésicule de sa grosse.

Enfin, lorsqu’il a libéré les lieux, j’ouvre en grand la fenêtre pour permettre à l’air ambiant d’oublier les chaussettes de Pinuche. Puis je me prends la tronche à deux mains, comme fait le Vieux, afin de supporter le poids redoutable de mes pensées.

Les événements précités et les conclusions qui en découlent offrent une solide matière à gamberge. De tout cela, il ressort une chose évidente, c’est que Carmona sait des trucs qu’il est indispensable que j’apprenne.