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La dernière ligne annonce qu’il sera remis en liberté le lendemain. C’est contraire aux informations normales, mais l’essentiel est de porter un coup au moral de Carmona.

Il ligote le papelard sans piper. Puis il examine calmement les titres de la première page.

— Tiens, fait-il, le gouvernement va être mis en minorité. Pauvre France ! tout de même.

— Tu n’as rien d’autre à ajouter ?

— Rien, m’sieur le commissaire.

Je voile ma consternation.

— Dommage, Carmona… Quel âge as-tu ?

— Trente-quatre, monsieur le commissaire.

Je soupire :

— C’est vraiment pas un âge pour mourir…

* * *

Il est dix heures du matin lorsque la lourde de la Grande Crèche s’ouvre sur Carmona.

Il fait ce que font tous les détenus en se retrouvant dehors : il cligne les yeux à la lumière de la liberté. Faut dire qu’aujourd’hui l’univers a mis son soleil des dimanches. L’air est frais comme un Esquimau Gervais et il fait des bulles comme le pape ou le champagne Heidsieck[1].

Carmona passe le plat de sa main droite sur ses joues mal rasées et regarde autour de lui avec inquiétude.

Planqué dans une voiture de livraison en station de l’autre côté de la rue, je ne perds pas une miette de ses agissements.

Le voilà qui se met en marche lentement, en frôlant les murs.

Je dis au chauffeur de ma bagnole de lui laisser prendre du champ avant de décarrer. Il ne risque pas de nous échapper, le mec ! Plus loin, il y a Bérurier au volant de sa traction. Une 15-six ! Bérurier c’est le roi du calembour, mais c’est aussi l’empereur de la filature. Les gros zigs comme lui sont champions pour suivre un quidam sans que ce dernier s’en doute ! Et pourtant, remarquez bien, ça ne l’empêche pas d’être cocu, Bérurier… Il suit tout le monde sauf sa bonne femme. Une drôle de pétroleuse, celle-là… Un soir qu’il m’avait invité à boire le jus chez lui, elle a failli me violer pendant que son jules descendait chercher une boutanche de rouille à la cave ! C’est tout dire !

Nous filons comme ça un bon bout de temps. Carmona rase toujours les murs. Il a les jetons et balance à tout-va des coups de périscope autour de lui.

Il gagne ainsi une station de métro et s’y engage. Je vois Bérurier confier sa tire au petit jeunot qui l’accompagne et s’engouffrer dans la bouche de métro à la suite de mon truand.

Comme tout ça était prévu, j’attends patiemment la suite des événements. Bérurier a ordre de donner sa position dès qu’il lui sera possible de le faire au Centre ; comme nous sommes reliés à ce dernier par radio, nous serons immédiatement alertés.

Deux heures s’écoulent avant que le gros Bérurier ne réussisse à donner signe de vie. Enfin un grésillement se fait entendre dans notre appareil récepteur au moment où je cherche un mot de cinq lettres commençant par F pour compléter la grille de mots croisés du Parisien.

— J’appelle voiture 14, dit une voix d’outre-tombe.

— Ici, voiture 14 ! répond mon chauffeur…

— L’inspecteur Bérurier se trouve devant le 6 de la rue de l’Échaudé.

— Merci…

Le silence.

Je me tourne vers le conducteur de la camionnette.

— Allez, gars ! Saint-Germain-des-Prés, fonce !

Il me tout le jus.

Il y a du trèpe dans le quartier Saint-Germain à ces heures. Les gars aux tifs sales se baguenaudent déjà, promenant un génie méconnu qui leur voûte les épaules. Seul, au milieu de cette élite, Bérurier est là, solidement campé dans son impavidité de ruminant.

Il a le bada relevé sur le front et des gouttes de sueur mettent une rosée sur son front purpurin.

Nous stoppons la voiture juste à sa hauteur. La rue exiguë est entièrement barrée par notre attelage.

— Alors ? fais-je sans passer le museau par la portière.

— Il est venu droit ici. Il est entré au 6, voilà une heure qu’il s’y trouve…

— Chez qui ?

— Une certaine Solange Maurey, je me suis rancardé auprès de la pipelette… Je crois que c’est sa poule. Il venait souvent la rambiner…

— Continue ta faction, je reste dans le secteur…

— Je commence à prendre des champignons sous les pattes.

— Tant mieux, comme ça t’auras de quoi bouffer !

Je le laisse, car notre voiture en obstruant l’étroite ruelle provoque un embouteillage.

Je dis au chauffeur :

— Gare-toi au plus près. Lorsque t’auras trouvé à remiser ta charrette, viens me rejoindre à ce bar.

Sur ce, je saute sur la chaussée et je m’engouffre dans l’Échaudé Saint-Germain. À ce moment de la journée il est moins peuplé que la nuit. Quelques nègres en costars clairs sirotent des boissons douces en silence. Je m’attable près de la lourde et je commande un vieux perniflard des familles. Ludovic, mon petit chauffeur, un jeune qui a débuté comme flic à la circulation, me rejoint. Il est rose bonbon, avec de grands yeux candides et un air de bonne volonté inébranlable sur toute sa physionomie.

On lichetrogne quelques godets comme ça, en parlant de la pluie et surtout du beau temps qui a l’air de vouloir se cramponner depuis quelques jours.

Et midi arrive.

— Vot’bonhomme, fait Ludovic, il doit se trouver bien dans les bras de sa bergère, on dirait ?

— Tu parles…

Je pense à ce pauvre Bérurier qui, depuis des heures, fait le tapin devant le 6.

— Écoute, Ludo, tu l’as bien dans l’œil, le gars qu’on surveille ?

— Et comment, m’sieur le com…

— Bon. Alors tu vas aller relayer un peu Bérurier. Dis-lui qu’il vienne casser une graine ici. Et toi, ouvre l’œil pendant ce temps. Si le gars se casse, magne-toi pour nous affranchir, compris ?

— Comptez sur moi, m’sieur le com…

Faut encore que j’y fasse les gros yeux à c’t’enflure vivante pour lui rappeler que les titres de noblesse ne sont pas bons à balancer devant le monde.

Il rengaine son compliment et se fait la paire. Heureux de la mission de confiance ! Il se prend déjà pour Sherlock, Ludo… Multiplié par Hercule Poirot et amélioré Maigret !

Un Bérurier en rogne débouche dans l’Échaudé.

— Vacherie de turbin ! se met-il à barrir dans la strass. J’en ai marre ! Faire le planton comme ça, à mon âge ! Non, je te jure !

— Tu prends un Picon ? je questionne.

C’est la phrase magique, celle qui lui clôt le bec et le fait marcher au plafond.

— Vin blanc Picon, rectifie-t-il.

Boire un truc pareil, faut être vicelard et être bien déterminé à se poivrer le naze.

Il vide son godet d’un trait.

— C’est toi qui rinces, San-A. ? demande-t-il.

— Oui.

— Alors, je vais remettre ça. J’ai besoin de calories !

Et de recommander la même chose au barman, écœuré par la mixture.

— Vois-tu, me dit Bérurier, ton gars, j’ai dans l’idée qu’on ne le reverra pas avant un bout de moment. Il est chez une nana et quand un jeune gars comme lui ne s’est pas envoyé au ciel pendant plusieurs jours, il lui faut au moins une journée de saute-mouton pour se remettre les idées en place.

Je pense qu’il a raison. Il a d’autant plus raison que Carmona a besoin aussi de se planquer.

Tout ça est vague et me défrise. J’aime bien savoir où je vais et là je n’en n’ai pas la moindre idée. Tout ce que je sais, c’est que les circonstances sont pour le moins troublantes…

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1

Y a des gnaces qui s’imaginent que je balance des noms de produits à titre publicitaire ; ils se collent le doigt quelque part ! Le ramdam que je fais aux firmes citées ne m’a encore jamais rien rapporté. (À bon entendeur, salut !)