Выбрать главу

« Vous avez certainement raison, sir, répondit Hughes.

— C’est aussi mon avis, dit Reeves. La construction d’une voie ferrée et d’un pont (je crois qu’il est question d’établir un pont sur la rivière Kwaï) n’admet pas les improvisations hâtives.

— C’est vrai que vous êtes un spécialiste de ces travaux, rêva à haute voix le colonel… Vous voyez bien, conclut-il ; j’espère avoir fait pénétrer un peu de plomb dans le crâne de cet écervelé.

— Et puis, ajouta Clipton, en regardant son chef, si cet argument de bon sens ne suffit pas, il y a encore le Manual of Military Law et les conventions internationales.

— Il y a encore les conventions internationales, approuva le colonel Nicholson. J’ai réservé cela pour une nouvelle séance, si elle est nécessaire. »

Clipton parlait ainsi, avec une nuance d’ironie pessimiste, parce qu’il craignait fort que l’appel au bon sens ne fût pas suffisant. Quelques échos lui étaient parvenus sur le caractère de Saïto, à l’escale qui avait coupé la marche dans la jungle. Occasionnellement accessible à la raison lorsqu’il était à jeun, l’officier japonais devenait, disait-on, la plus abominable des brutes lorsqu’il avait bu sans modération.

La démarche du colonel Nicholson avait été faite dans la matinée de ce premier jour, accordé aux prisonniers pour leur installation dans les baraques à moitié démolies du camp. Saïto réfléchit, comme il l’avait promis. Il commença à trouver les objections suspectes et se mit à boire pour s’éclaircir l’esprit. Il se persuada graduellement que le colonel lui avait fait un affront inadmissible en discutant ses ordres, et passa insensiblement de la méfiance à une sombre fureur.

Parvenu au paroxysme de sa rage un peu avant le coucher du soleil, il décida d’affirmer immédiatement son autorité et imposa un rassemblement général. Il avait l’intention, lui aussi, de prononcer une harangue. Dès le début de son discours, il fut évident que de sinistres nuages s’amoncelaient au-dessus de la rivière Kwaï.

« Je hais les Britanniques… »

Il avait commencé par cette formule et la plaçait entre ses phrases en guise de ponctuation. Il s’exprimait en assez bon anglais, ayant autrefois occupé dans un pays britannique un poste d’attaché militaire, qu’il avait dû quitter à cause de son ivrognerie. Sa carrière s’achevait misérablement dans ces fonctions de garde-chiourme, sans qu’il pût espérer d’avancement. Sa rancune contre les prisonniers était chargée de toute l’humiliation qu’il avait ressentie à ne pas participer à la bataille.

« Je hais les Britanniques, commença le colonel Saïto. Vous êtes ici, sous mon seul commandement, pour exécuter les travaux nécessaires à la victoire de la grande armée nippone. J’ai voulu vous dire, une fois seulement, que je ne tolérerai pas la moindre discussion de mes ordres. Je hais les Britanniques. À la première protestation, je vous punirai d’une manière terrible. La discipline doit être maintenue. Si certains se proposent d’en faire à leur tête, ils sont prévenus que j’ai sur vous tous droit de vie et de mort. Je n’hésiterai pas à user de ce droit, pour assurer la bonne exécution des travaux que m’a confiés Sa Majesté Impériale. Je hais les Britanniques. La mort de quelques prisonniers ne me touchera pas. Votre mort à tous est insignifiante pour un officier supérieur de la grande armée nippone. »

Il était grimpé sur une table, comme l’avait fait le général Yamashita. Comme lui, il avait jugé bon de mettre une paire de gants gris clair, et des bottes luisantes au lieu des savates qu’on lui avait vu porter dans la matinée. Il avait, bien entendu, son sabre au côté, et frappait à chaque instant sur la poignée pour donner plus de poids à ses paroles, ou bien pour se surexciter et se maintenir dans l’état de rage qu’il estimait indispensable. Il était grotesque. Sa tête s’agitait en mouvements désordonnés, comme celle d’un pantin. Il était ivre, ivre d’alcool européen, le whisky et le cognac abandonnés à Rangoon et à Singapour.

En écoutant cette prose qui affectait douloureusement ses nerfs, Clipton se rappela un conseil, autrefois donné par un ami qui avait vécu longtemps parmi les Japonais. « Si vous avez affaire avec eux, n’oubliez jamais que ce peuple considère son ascendance divine comme un credo indiscutable. » Toutefois, après avoir réfléchi, il s’aperçut qu’aucun peuple sur la terre ne nourrissait le moindre doute quant à sa propre origine divine, plus ou moins éloignée. Il chercha alors d’autres motifs à cette hargneuse ontrecuidance. À la vérité, il fut bientôt persuadé que le discours de Saïto empruntait beaucoup de ses éléments fondamentaux à une tournure d’esprit universelle, orientale aussi bien qu’occidentale. Il reconnut au passage et salua diverses influences à travers les phrases qui explosaient sur les lèvres du Japonais : l’orgueil racial, la mystique de l’autorité, la peur de ne pas être pris au sérieux, un complexe bizarre qui lui faisait promener un regard soupçonneux et inquiet sur les visages, comme s’il eût redouté d’y voir un sourire. Saïto avait vécu en pays britannique. Il ne pouvait pas ignorer combien certaines prétentions japonaises y étaient parfois tournées en ridicule, ni les plaisanteries qu’y suscitaient les attitudes copiées par une nation dépourvue d’humour, sur un peuple qui en possédait instinctivement le sens. La brutalité de ses expressions et de ses gestes désordonnés devait cependant être attribuée à un reste de sauvagerie primitive. Clipton avait ressenti un trouble étrange en l’entendant parler de discipline, mais il conclut, rassuré, en le regardant s’agiter comme un guignol, qu’il y avait au moins un point en faveur du gentleman du monde occidental : c’était son comportement lorsqu’il était gorgé d’alcool.

Devant leurs hommes, les officiers écoutaient en silence, encadrés par les gardes qui prenaient une attitude menaçante pour souligner la fureur de leur chef. Tous serraient les poings et composaient laborieusement chaque trait de leur face, modelant leur impassibilité apparente sur celle du colonel Nicholson, qui avait donné des instructions pour que toute manifestation hostile fût accueillie dans le calme et la dignité.

Après ce préambule destiné à frapper l’imagination, Saïto entra dans le vif du sujet. Son ton devint plus calme, presque solennel, et pendant un moment ils espérèrent entendre des paroles sensées.

« Écoutez-moi tous. Vous savez en quoi consiste l’œuvre à laquelle Sa Majesté Impériale a bien voulu associer les prisonniers britanniques. Il s’agit de relier les capitales de Thaïlande et de Birmanie, à travers quatre cents miles de jungle, pour permettre le passage des convois nippons et ouvrir la route du Bengale à l’armée qui a libéré ces deux pays de la tyrannie européenne. Le Nippon a besoin de cette voie ferrée pour continuer la série de ses victoires, conquérir les Indes et terminer rapidement cette guerre. Il est donc essentiel que ce travail soit achevé le plus tôt possible ; dans six mois, a ordonné Sa Majesté Impériale. C’est aussi votre intérêt. Lorsque la guerre sera finie, peut-être pourrez-vous rentrer dans vos foyers sous la protection de notre armée. »

Le colonel Saïto poursuivit sur un ton encore plus mesuré, comme s’il était définitivement dégagé des fumées de l’ivresse.