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Saïto devait avoir guetté sa sortie, car il se précipita vers lui, et une réelle angoisse se lisait dans ses yeux lorsqu’il demanda :

« Alors ? »

Il était à jeun. Il paraissait déprimé. Clipton tenta d’évaluer ce que l’attitude du colonel pouvait lui faire perdre de prestige, se ressaisit, et décida de se montrer énergique.

« Alors ? Le colonel Nicholson ne cédera pas à la force : ses officiers, non plus. Et, étant donné le traitement qui lui est infligé, je ne lui ai pas conseillé de le faire. »

Il protesta contre le régime des prisonniers punis, invoquant, lui aussi, les conventions internationales, puis le point de vue médical, enfin la simple humanité, allant jusqu’à proclamer qu’un traitement aussi cruel équivalait à un assassinat. Il s’attendait à une réaction violente, mais il n’y en eut pas. Saïto murmura seulement que tout cela était la faute du colonel, et le quitta précipitamment. Clipton pensa en cet instant qu’il n’était pas, au fond, réellement méchant, et que ses actes pouvaient très bien s’expliquer par la superposition de différentes sortes de peur : la crainte de ses chefs, qui devaient le harceler au sujet du pont, et celle de ses subordonnés, vis-à-vis desquels il « perdait la face », en apparaissant incapable de se faire obéir.

Sa tendance naturelle à la généralisation amena Clipton à voir en cette combinaison de terreurs, celle des supérieurs et celle des inférieurs, la source principale des calamités humaines. En exprimant pour lui-même cette pensée, il lui sembla avoir lu autrefois, quelque part, une maxime analogue. Il en ressentit une certaine satisfaction mentale qui apaisa un peu son émoi. Il poussa un peu plus loin sa méditation et la termina sur le seuil de l’hôpital en concluant que tout le reste de ces calamités, probablement les plus terribles en ce monde, était imputable à ceux qui n’avaient ni supérieurs ni inférieurs.

Saïto dut réfléchir. Le traitement du prisonnier fut adouci pendant la semaine suivante, au bout de laquelle il vint le voir et lui demander s’il était enfin décidé à se conduire comme un « gentleman ». Il était arrivé calme, avec l’intention de faire appel à sa raison ; mais devant son refus obstiné de discuter une question déjà tranchée, il se monta de nouveau la tête et se haussa à cet état de délire où il ne présentait plus aucun caractère civilisé. Le colonel fut encore battu, et le Coréen à face de singe reçut des ordres sévères pour que le régime inhumain des premiers jours fût rétabli. Saïto rossa même le garde. Il ne se connaissait plus lorsqu’il était dans un de ces accès, et l’accusa de se montrer trop doux. Il gesticulait comme un insensé dans la cellule, brandissant un pistolet et menaçant d’exécuter de sa propre main le geôlier et le prisonnier, pour rétablir la discipline.

Clipton, qui essaya d’intervenir encore une fois, fut frappé lui aussi, et son hôpital fut vidé de tous les malades qui pouvaient se tenir sur leurs jambes. Ils durent se traîner jusqu’au chantier, et charrier des matériaux, pour éviter d’être flagellés à mort. Pendant quelques jours, la terreur régna sur le camp de la rivière Kwaï. Le colonel Nicholson répondait aux mauvais traitements par un silence hautain.

L’âme de Saïto semblait se muer alternativement en celle d’un mister Hyde, capable de toutes les atrocités, puis en celle d’un docteur Jekyll, relativement humain. La crise de violence apaisée, un régime extraordinairement adouci lui succéda. Le colonel Nicholson fut autorisé à recevoir, non seulement une ration complète, mais des suppléments réservés, en principe, aux malades. Clipton eut la permission de le voir, de le soigner, et Saïto l’avertit qu’il le tenait personnellement responsable de la santé du colonel.

Un soir, Saïto fit amener son prisonnier dans sa chambre et ordonna aux gardes de se retirer. Seul avec lui, il le fit asseoir, sortit d’une cantine une boîte de corned beef américain, des cigarettes et une bouteille du meilleur whisky. Il lui dit que, comme militaire, il admirait profondément sa conduite, mais que c’était la guerre, dont ils n’étaient responsables ni l’un ni l’autre. Il devait bien comprendre que lui, Saïto, était obligé d’obéir aux ordres de ses chefs. Or ces ordres spécifiaient que le pont de la rivière Kwaï devait être construit rapidement. Il était donc obligé d’employer toute la main-d’œuvre disponible. Le colonel refusa le corned beef, les cigarettes et le whisky, mais écouta avec intérêt le discours. Il répondit calmement que Saïto ne possédait aucune notion sur la manière efficace d’exécuter un travail aussi considérable.

Il était revenu à ses arguments initiaux. La querelle semblait devoir s’éterniser. Aucun être ne pouvait prévoir si Saïto allait discuter raisonnablement, ou bien se laisser aller à un nouvel accès de folie. Il resta longtemps silencieux, pendant que ce point se débattait probablement en une dimension mystérieuse de l’univers. Le colonel en profita pour placer une question.

« Puis-je vous demander, colonel Saïto, si vous êtes satisfait des premiers travaux ? »

Cette question perfide aurait bien pu faire pencher la balance vers la crise d’hystérie, car les travaux avaient très mal commencé, et c’était là un des principaux soucis du colonel Saïto, dont la situation personnelle était engagée dans cette bataille, au même titre que l’honneur. Cependant, ce n’était pas l’heure de mister Hyde. Il perdit contenance, baissa les yeux, et marmotta une réponse indistincte. Ensuite, il mit un verre plein de whisky dans la main du prisonnier, s’en servit lui-même une large rasade et dit :

« Voyons, colonel Nicholson, je ne suis pas certain que vous m’ayez bien compris. Il ne doit pas y avoir de malentendu entre nous. Quand j’ai dit que tous les officiers devaient travailler, je n’ai jamais pensé à vous, leur chef. Mes ordres concernaient seulement les autres…

— Aucun officier ne travaillera », dit le colonel, en reposant son verre sur la table.

Saïto réprima un mouvement d’impatience et s’appliqua à conserver son calme.

« J’ai même réfléchi depuis quelques jours, reprit-il. Je crois que je pourrais occuper les commandants à des besognes administratives. Seuls, les officiers subalternes mettront la main à la pâte, et…

— Aucun officier ne travaillera de ses mains, dit le colonel Nicholson. Les officiers doivent commander leurs hommes. »

Saïto fut alors incapable de contenir plus longtemps sa fureur. Mais lorsque le colonel regagna sa cellule, ayant réussi à maintenir ses positions intactes, malgré les tentations, les menaces, les coups, et presque les supplications, il était convaincu que la partie était bien engagée, et que l’ennemi ne tarderait pas à capituler.

6.

L’ouvrage n’avançait pas. Le colonel avait fait douloureusement vibrer une corde sensible en demandant à Saïto où en était l’exécution des travaux, et il avait porté un sage jugement en prévoyant que la nécessité amènerait le Japonais à céder.

À la fin de ces trois premières semaines, non seulement le pont n’était pas ébauché, mais les quelques opérations préliminaires avaient été si ingénieusement effectuées par les prisonniers qu’un certain temps serait nécessaire pour réparer les erreurs commises.

Rendu furieux par le traitement infligé à leur chef, dont ils avaient apprécié la fermeté et le courage, exaspérés par le chapelet d’injures et de coups que les gardes faisaient pleuvoir sur eux, enragés de devoir travailler comme des esclaves à un ouvrage précieux pour l’ennemi, désemparés d’être séparés de leurs officiers et de ne pas entendre les commandements habituels, les soldats britanniques rivalisaient à montrer le moins d’entrain possible ou, mieux encore, à commettre les bévues les plus grossières, en feignant la bonne volonté.