Выбрать главу

Aucune punition ne pouvait abattre leur ardeur perfide, et le petit ingénieur japonais en pleurait parfois de désespoir. Les sentinelles n’étaient pas assez nombreuses pour les surveiller à chaque seconde, ni assez intelligentes pour se rendre compte des malfaçons. Le piquetage des deux tronçons de voie avait dû être recommencé vingt fois. Les alignements, les courbes savamment calculées et jalonnées de bâtons blancs par l’ingénieur se transformaient, dès qu’il avait le dos tourné, en un labyrinthe de lignes brisées, coupées d’angles extravagants, qui lui arrachaient des exclamations pitoyables à son retour. De chaque côté de la rivière, les deux extrémités que devait relier le pont présentaient d’impressionnantes différences de niveau et n’aboutissaient jamais l’une en face de l’autre. Une des équipes se mettait soudain à creuser le sol avec acharnement, obtenait finalement une sorte de cratère, descendant beaucoup plus bas que le niveau prescrit, pendant que la sentinelle, stupide, se réjouissait de voir les hommes mettre enfin du cœur à l’ouvrage. Quand l’ingénieur paraissait, il entrait en rage, et battait indistinctement les prisonniers et les gardes. Ceux-ci, comprenant qu’ils avaient été bernés une fois de plus, se vengeaient à leur tour, mais le mal était fait, et il fallait plusieurs heures ou plusieurs jours pour le réparer.

Un groupe d’hommes avait été envoyé dans la jungle pour y abattre des arbres propres à la construction du pont. Ils faisaient une sélection soigneuse et ramenaient les espèces les plus tortueuses et les plus frêles ; ou bien ils se dépensaient en efforts considérables pour couper un arbre géant, qui tombait dans la rivière et qu’il était impossible d’en retirer ; ou encore, ils choisissaient des bois intérieurement rongés par les insectes et incapables de supporter la moindre charge.

Saïto, qui venait chaque jour inspecter le chantier, exhalait sa fureur en manifestations de plus en plus violentes. Il injuriait, menaçait et frappait à son tour, s’en prenant même à l’ingénieur, qui se rebiffait et déclarait que la main-d’œuvre ne valait rien. Alors, il hurlait plus fort des imprécations plus terribles et essayait d’imaginer de nouveaux procédés barbares pour mettre fin à cette sourde opposition. Il fit souffrir les prisonniers comme peut seulement le faire un geôlier rancunier, à peu près livré à lui-même, et en proie à la terreur d’être limogé comme incapable. Ceux qui avaient été pris en flagrant délit de mauvaise volonté ou de sabotage furent attachés aux arbres, frappés à coups de baguettes hérissées d’épines, et laissés ainsi des heures entières, ensanglantés, nus, exposés aux fourmis et au soleil des tropiques. Clipton en vit arriver le soir à son hôpital, portés par des camarades, en proie à une violente fièvre et le dos à vif. Il ne pouvait même pas les conserver longtemps. Saïto ne les oubliait pas. Dès qu’ils étaient capables de se traîner, il les renvoyait sur le chantier et ordonnait aux gardes de les surveiller spécialement.

L’endurance de ces mauvaises têtes parvenait à émouvoir Clipton, et parfois lui arrachait des larmes. Il était stupéfait de les voir résister à ce traitement. Il y en avait toujours un parmi eux qui, seul avec lui, trouvait la force de se redresser, et de murmurer en clignant de l’œil, dans un langage qui commençait à se généraliser chez tous les prisonniers de Birmanie et de Thaïlande.

« Le “f…ing bridge” n’est pas encore construit, doc ; le “f…ing railway” du “f…ing” empereur n’a pas encore traversé la “f…ing” rivière de ce “f…ing” pays. Notre “f…ing” colon a raison, et il sait ce qu’il fait. Si vous le voyez, dites-lui que nous sommes tous avec lui, et que ce “f…ing” singe n’en a pas encore fini avec la “f…ing” armée anglaise ! »

Les violences les plus féroces n’avaient abouti à aucun résultat. Les hommes s’y étaient accoutumés. L’exemple du colonel Nicholson était pour eux une griserie plus puissante que celle de la bière et du whisky dont ils étaient privés. Quand l’un d’eux avait subi une punition trop forte pour pouvoir continuer, sous peine de représailles mettant sa vie en danger, il s’en trouvait toujours un autre pour le relayer. C’était un roulement établi.

Ils avaient encore plus de mérite, pensait Clipton, lorsqu’ils résistaient à la doucereuse hypocrisie que montrait Saïto, en ces heures de découragement où il s’apercevait avec tristesse qu’il avait épuisé la série des tortures courantes et que son imagination répugnait à en inventer d’autres.

Il les fit rassembler, un jour, devant son bureau, après avoir fait cesser le travail plus tôt que de coutume, pour éviter de les surmener, leur dit-il. Il leur fit distribuer des gâteaux de riz et des fruits, achetés aux paysans thaïs d’un village voisin, cadeau de l’armée nippone pour les inciter à ne plus ralentir leurs efforts. Il abdiqua tout orgueil et se vautra dans la bassesse. Il se glorifia d’être comme eux un homme du peuple, simple, ne cherchant qu’à faire son devoir sans avoir d’ennuis. Les officiers, leur fit-il observer, augmentaient la tâche de chaque homme par leur refus de travailler. Il comprenait leur rancune et ne leur en voulait pas. Il leur en voulait si peu qu’il avait, de sa propre autorité, et pour prouver sa sympathie, diminué cette tâche. L’ingénieur l’avait fixée, pour le remblai, à un mètre cube et demi de terre par homme ; eh bien, lui, Saïto, décidait de la ramener à un mètre cube. Il faisait cela parce qu’il avait pitié de leurs souffrances, dont il n’était pas responsable. Il espérait que, devant ce geste fraternel, ils feraient preuve de bonne volonté, en terminant vite ce travail facile, qui devait servir à raccourcir la durée de cette maudite guerre.

À la fin de son discours, il eut presque des accents suppliants, mais les prières n’eurent pas plus d’effet que les tortures. Le lendemain, la tâche fut respectée. Chaque homme creusa et transporta scrupuleusement son mètre cube de terre. Certains, même, davantage ; mais le point où cette terre était apportée était une insulte au plus élémentaire bon sens.

Ce fut Saïto qui céda. Il était à bout de ressources, et l’entêtement de ses prisonniers avait fait de lui un objet digne de pitié. Dans les temps qui précédèrent sa défaite, il parcourait le camp avec l’œil hagard d’une bête aux abois. Il alla jusqu’à implorer les plus jeunes lieutenants de choisir eux-mêmes leur travail, promettant des primes spéciales et un régime très supérieur à l’ordinaire. Mais tous restèrent inébranlables et, comme il était sous le coup d’une inspection des hautes autorités japonaises, il se résigna à une capitulation honteuse.

Il ébaucha une manœuvre désespérée pour « sauver la face » et camoufler sa déroute, mais cette piteuse tentative ne trompa même pas ses propres soldats. Le 7 décembre 1942 étant l’anniversaire de l’entrée en guerre du Japon, il fit proclamer qu’en l’honneur de cette date il prenait sur lui de lever toutes les punitions. Il eut un entretien avec le colonel et lui annonça qu’il avait pris une mesure d’une extrême bienveillance : les officiers seraient exemptés de travail manuel. En contrepartie, il espérait que ceux-ci auraient à cœur de diriger l’activité de leurs hommes, pour en obtenir un bon rendement.

Le colonel Nicholson déclara qu’il verrait ce qu’il aurait à faire. À partir du moment où les positions étaient établies sur une base correcte, il n’y avait pas de raison pour qu’il cherchât à s’opposer au programme de ses vainqueurs. Comme dans toutes les armées civilisées, les officiers, cela était évident pour lui, seraient responsables de la conduite de leurs soldats.

C’était une capitulation totale du parti japonais. La victoire fut célébrée, ce soir-là, dans le camp britannique, par des chants, des hourras et une ration de riz supplémentaire que, en grinçant des dents, Saïto avait donné l’ordre de distribuer, pour souligner son geste. Le même soir, le colonel japonais s’enferma de bonne heure dans sa chambre, pleura son honneur souillé, et noya sa rage dans des libations solitaires qui durèrent sans interruption jusqu’au milieu de la nuit ; jusqu’à ce qu’il se fût abattu, ivre mort, sur sa couche, état auquel il ne se haussait que dans des circonstances exceptionnelles, car il avait une capacité singulière, lui permettant généralement de résister aux mélanges les plus barbares.