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Bernard Clavel

Le tonnerre de Dieu

(Qui m’emporte)

Créateurs de livrels indépendants.

v. 5.0

À Jean Reverzy,

en témoignage d’admiration

et d’amitié.

PREMIÈRE PARTIE

1

Depuis hier, il s’est passé bien des choses, je ne sais pas du tout ce qu’il faut en penser, je devrais peut-être prendre une décision, mais je ne vois pas laquelle. Il faudrait que je réfléchisse, mais c’est difficile. Après tout, rien ne presse. J’ai bien envie d’attendre et de me reposer encore un peu. Au fond, si je n’avais pas été si fatiguée, les choses se seraient peut-être passées autrement.

Il faut dire que je n’avais presque pas dormi depuis deux jours. J’avais fumé beaucoup aussi. J’avais la tête lourde. Quand j’ai quitté mon dernier client, il était deux heures après midi. Marcel était absent pour plus d’une semaine. En général, je n’aime pas qu’il parte. Mais là, j’ai pensé tout de suite que je pourrais profiter de ma liberté pour aller me reposer. Seulement, j’avais faim. Et avant de remonter dans ma chambre, je suis entrée chez Jo pour acheter des sandwiches. Je me disais que ce serait plus vite fait qu’un repas au restaurant. Je pourrais les manger dans mon lit et m’endormir tout de suite.

Dès que j’ai ouvert la porte du bar, Marinette s’est précipitée vers moi.

— Il y a le fameux Brassac qui est là. Viens un peu, tu vas te marrer.

Les autres m’avaient souvent parlé de ce Brassac mais je n’avais pas envie de le voir. Tout au moins pour le moment. J’ai toujours été comme ça moi, quand j’ai sommeil, rien ne m’intéresse. Pourtant Marinette insistait. Je ne pouvais pas refuser sans raison. Je ne savais quoi inventer. Alors, je suis allée m’asseoir sur la banquette parce que c’était moins fatigant que de raconter une histoire.

À la table, il y avait toute la bande plus un grand type large et épais qui paraissait passablement saoul. Marinette m’a fait asseoir à côté de lui. J’ai remarqué tout de suite qu’il ressemblait à Raimu. Il avait d’ailleurs l’accent du Midi et il m’a semblé que sa façon de gesticuler en parlant n’était pas bien naturelle. Mais, au fond, c’était peut-être parce que les autres m’avaient dit qu’il puait le cabot à plein nez. Ils m’avaient dit aussi qu’il était souvent casse-pieds avec ses histoires de théâtre et de chiens perdus, mais qu’il fallait le supporter parce que l’argent se mettait à lui couler des mains comme s’il en pleuvait dès qu’il avait un verre dans le nez.

Une fois son histoire terminée, il s’est tourné vers moi. Marinette lui a dit :

— C’est Simone, une bonne copine.

Il m’a dévisagée un moment avant de dire à Marinette qu’il me trouvait mieux roulée qu’elle. Les autres se sont mis à rire et Marinette a répliqué :

— Si le cœur t’en dit, faut pas te gêner, Brassac, elle est presque toute neuve.

Il m’a pris le menton comme les vieux qui parlent à des gosses et il m’a regardée dans les yeux. Il puait le vin. J’y suis habituée, je le supporte mais ça me dégoûte tout de même. Et puis, il y avait autre chose qui me gênait. Sur le moment, j’ai pensé que c’était parce qu’il me regardait trop fixement, mais je crois qu’il y avait encore autre chose. Quelque chose dans ses yeux. C’est difficile à expliquer. Je voyais bien qu’il était saoul, mais on aurait dit que ses yeux ne l’étaient pas.

C’était gênant, cette impression. Tellement que lorsqu’il m’a demandé mon âge, je n’ai même pas eu le réflexe de me rajeunir comme on le fait toujours quand on se trouve avec un client qui a passé la quarantaine. Marinette a bien vu que je n’étais pas dans mon assiette, elle s’est dépêchée de dire :

— Oui, elle a vingt-six ans, mais il n’y a que six mois qu’elle turbine.

Brassac m’a demandé pourquoi j’en étais arrivée là, puis il m’a quittée des yeux pour se verser à boire. J’avais toujours sommeil, je sentais toujours ma fatigue, mais j’étais tout de même moins mal à l’aise. Et puis je connais si bien le boniment classique, que je n’avais aucun effort à fournir pour le débiter. Dans le métier, on en rencontre souvent de ces types qui vous demandent de raconter votre vie. Ils croient toujours être le premier à vous poser cette question. Quelquefois, ils vont jusqu’à vous faire part de leurs sentiments et, en général, ils sont navrés que des filles de vingt ans en soient réduites à faire le trottoir. Au début, je les trouvais ridicules. Maintenant je n’y prête plus attention. Je sais depuis longtemps que les choses se terminent toujours de la même façon et que ça n’est pas pour le plaisir de nous plaindre qu’ils viennent nous voir. En somme, toutes ces choses font partie du métier. Et chez nous, c’est comme ailleurs : c’est le plus habile à vanter sa marchandise qui réussit le mieux. Moi, j’ai la chance de n’être pas trop abîmée, si bien que les hommes me croient facilement quand je leur dis que je suis débutante. Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est de dire qu’on est « entrée dans la carrière » à la suite d’un chagrin d’amour. De savoir qu’une fille se donne, à tous les hommes parce qu’un seul d’entre eux l’a refusée, c’est encore ce qui les excite le plus.

Quand j’ai eu terminé, Brassac m’a demandé si le métier me plaisait. J’ai répondu que non, mais qu’il fallait bien vivre. Puis, parce qu’il m’agaçait avec sa façon d’insister et que je sentais de plus en plus la fatigue me serrer les reins, j’ai ajouté :

— D’ailleurs, tous les hommes sont des salauds.

Les autres se sont mis à rire. Brassac ne riait pas. Au contraire il s’est mis à leur crier que j’avais bien raison. Ensuite, il s’est tourné vers moi. Il a levé les bras et son geste a fait rire tout le monde. Il ne s’en est pas occupé et il m’a dit :

— Mon petit, tu te trompes. Moi, Antonin de Brassac, je vais te démontrer que tu te trompes.

Il a payé les consommations et s’est levé. Il s’est balancé un moment sur place, puis, quand il a eu trouvé enfin son équilibre, il m’a dit :

— Viens, petite.

Je lui ai répondu que je n’avais pas de temps à perdre avec un imbécile qui voulait me faire des discours. Aussitôt Marinette m’a dit :

— Vas-y donc, espèce de gourde !

Par-dessus la table, Brassac s’est penché vers elle. On aurait dit qu’il voulait l’écraser.

— Toi, la rouquine, ta gueule. Si j’emmène la petite, c’est pas pour me l’envoyer. Tu comprends ?… Non, c’est pas pour ça !

Toute la tablée se tordait. Moi, j’ai répété que je n’avais pas de temps à perdre. Alors Brassac a tiré son portefeuille de sa poche et posé devant moi cinq billets de mille francs. J’ai hésité un peu, puis j’ai ramassé l’argent et je suis sortie derrière lui. En me retournant pour faire un signe aux autres, j’ai vu que Marinette faisait une drôle de tête.

Dehors, Brassac m’a répété simplement :

— Viens, petite, tu le regretteras pas.

J’ai cru que nous allions « monter ».

Mais non, il s’est mis à marcher. Je l’ai suivi sans rien dire jusqu’à la gare de Perrache. Nous sommes entrés au buffet. Il a cherché une table libre et m’a fait asseoir sur la banquette, en face de lui. Quand le garçon est venu, j’ai demandé un grog parce que j’avais froid. Brassac a commandé un pot de vin rouge. Nous avons bu, et Brassac est resté un bon moment sans parler. L’air de la rue m’avait un peu réveillée, mais il y avait beaucoup de monde dans la salle et le brouhaha des conversations m’a endormie de nouveau. J’ai laissé aller ma tête contre la banquette. Il faisait chaud. Je ne dormais pas vraiment, mais je m’engourdissais peu à peu. J’étais bien. De temps à autre j’ouvrais les yeux. En face de moi, accoudé à la table, Brassac continuait de se saouler.