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San-Antonio

Messieurs les hommes

À Fernand Albohaire

et à son frelot.

Des deux pognes

S.-A.

AVANT-PROPOS

(si j’ose dire)

Ce jour-là, le Vieux m’avait dit :

— San-Antonio, puisque vous aimez jouer les durs…

Première partie

CHAPITRE PREMIER

Au moment où je pousse la lourde du troquet à Fifi-les-Belles-Noix, il se fait un grand silence dans la taule et les truands qui stagnent là me défriment d’un œil extrêmement peu cordial.

Faut vous dire que chez Fifi, la clientèle est triée sur le volet. Messieurs les hommes qui s’abreuvent ici ont tous un casier long comme la voie du Transsibérien et leur curriculum ferait peur à un gorille. Fifi, sachez-le, c’est un drôle de numéro.

Le genre cavalière Elsa, croisée femme à barbe, et améliorée pétroleuse, vous voyez le portrait ? Elle est grande comme le chef des gardes royaux de Buckingham, avec des épaules de lutteur forain, un cou de taureau, une grande gueule de marchande de poissecailles ; une moustache de cantonnier auvergnat ; des mirettes de lionne en rut et des paluches de catcheuse. Elle a déjà refusé vingt contrats de Barnum qui voulait la présenter dans un numéro de boxeuse-kangourou lorsqu’elle vivait aux États.

Elle préfère vendre du tord-tripes aux arcans de Montmartre et régner en impératrice sur une clientèle spéciale. Quand ça ne tourne pas rond elle n’appelle pas Police-Secours. À coups de sandale, elle les dresse, les râleurs… Et quand ils sont trop nombreux, elle sort un goumi de son tiroir-caisse pour leur faire des massages de nuques. Une vraie dompteuse, cette femelle : le boss m’avait prévenu.

Donc, quand j’annonce ma viande dans le coinceteau les mecs se détranchent comme un seul homme pour m’examiner. Ils n’ont jamais reluqué ma frite et ils se demandent si je suis un poulaga ou bien un martien qui a paumé sa soucoupe dans un champ de navets et qui radine au poste de secours.

Ma tenue, mon aspect les rassurent. Je me suis loqué en gigolpince de province. Costar beurre frais, cramouille verdâtre, limace jaune, bitos amerlock, gros diam bidon à l’annulaire et charmeuses à la Clark Gable. Un vrai caïd débarqué la veille d’Ajaccio.

Je porte un doigt à mon bada et je regarde la société d’un petit air avantageux. Ça me permet de repérer Paul-le-Pourri, ainsi baptisé par ses pairs parce qu’il souffre d’un eczéma facial qui lui tient lieu de barbouze et le rend aussi ragoûtant qu’un lavement d’occasion. C’est à cause de sa hure pas fraîche que je suis là. Mais il l’ignore ainsi que les assistants.

Je m’avance au rade et je salue Fifi-les-Belles-Noix d’un sourire avenant auquel elle ne répond que par un coup d’œil qui ferait mourir de peur un crocodile affamé.

— Un Cinzano dry, j’annonce, histoire de montrer que je suis pas du genre efféminé.

Elle continue de me défrimer un instant. On dirait qu’elle hésite à m’abreuver. P’t-être qu’en fait de Cinzano elle va me servir une ration de drogue tue-mouches ?

— Avec un zeste, j’enchaîne.

Ma placidité la désarme. Elle sort un glass douteux de sous le bac à plonge et le pose sèchement sur le rade. Puis elle me verse la conso.

— Vous voulez pas trinquer, patronne ? je demande aimablement. Je suis nouveau à Paname et je connais personne.

— Si tu connais personne, va au cinéma, y a du monde, répond lentement Fifi…

Ça commence à se tire-bouchonner dans la carrée. Les truands se fendent le pébroque à qui mieux mieux en se gaussant de mes manières péquenodes.

Alors je vide mon verre et je me retourne.

— Y a des rognes ? je demande tranquillement.

Une dizaine de paires d’yeux me contemplent sans mansuétude. Pourtant personne ne l’ouvre.

— D’accord, je viens d’ailleurs, dis-je. D’accord, on ne me connaît pas… Pourtant, je tiens à ce qu’on me respecte. J’ai pas l’intention d’emmerder le populo, mais je me laisserai jamais monter sur les lattes, compris ?

Là, nature, j’ai un peu dépassé la dose.

Un mec, un grand brun avec une cicatrice en forme de clé à molette dit avec l’accent de Marseille :

— Oh ! collègue, t’as bouffé du cheval avant de monter… Il se pourrait que maintenant tu minges de la vaque !

Je hausse les épaules.

— Dans mon pays, je fais, c’est pas les poules qui chantent qui font les œufs !

— Et qu’est-ce que c’est ton pays, collègue ?

— C’est sûrement pas le tien…

Vous le voyez, ça s’envenime à tout berzingue. Seulement, cette engueulade avec le grand chimpanzé ne m’arrange pas car ça n’est pas lui mon objectif. Du coin de l’œil j’observe Paul-le-Pourri. Il est relativement calme. Vite, faut que je le mette dans le bain.

— Quand on voit des gueules comme celle-là, je dis en désignant l’eczémateux, on se demande si on est à Paris ou devant le machin d’un singe !

Alors là, faites confiance, la minute de silence est observée. On entendrait soupirer une jeune fille sortie du pensionnat des Oiseaux.

Paul-le-Pourri se redresse lentement. Il est grand, maigre, avec des yeux enfoncés dans les orbites et pareils à deux crachats de tubar car ils sont sanguinolents. Si ma description est trop poussée faites excuse, j’écris pas pour les demoiselles.

Sa mâchoire couverte d’écailles farineuses se crispe.

— Siouplaît ? murmure-t-il.

— Tiens ! je m’écrie, voilà monsieur Tarte à la crème qui vient au renaud !

Les autres mecs en sont séchés. Le chef m’a bien dit que Paul-le-Pourri est un gars du genre pas commode et qu’il jouit d’un certain respect, et même d’un respect certain dans le mitan. Personne lui a jamais parlé comme je viens de le faire, alors, n’est-ce pas, je produis mon petit effet.

Fifi-les-Belles-Noix murmure dans mon dos : « Nom de Dieu », ce qui est un raccourci véhément pour exprimer la stupeur générale.

Paul a contourné sa table et marche sur moi d’une allure pesante. Franchement, il est pas appétissant. On vous servirait ça sur l’oreiller, chère madame, vous vous lanceriez illico dans le gigot à l’ail…

— Qu’est-ce que t’as eu le culot de dire ? grince-t-il.

— Que t’es pas très frais, je murmure, c’est un secret pour personne, non ? Ou alors t’as eu que des hypocrites en face de toi jusqu’ici, à commencer par ton miroir… Une gueule comme la tienne, mon pauvre chéri, on n’en trouve que dans les cauchemars à grand spectacle… Tu sais, de ceux qu’on fait quand on a forcé sur le mauvais picrate…

J’ai pas le temps de continuer. Le Paul me télégraphie en urgent un parpin de la catégorie A sur le coin de la joue. Le coup est venu si brusquement que, quoique sur mes gardes, je n’ai pas eu le temps de le parer. Il me semble qu’une locomotive vient de m’embrasser sur la bouche. J’ai un goût de sang dans la clapeuse et je vois le bistranche de la Fifi danser la java vache autour de moi. Je barre en arrière, mes reins percutent le comptoir, des boutanches tremblotent. Je manque un peu d’air et je me sens triste des genoux.

En face de moi, y a Paul-le-Pourri avec un grand rire sauvage dans sa gueule faisandée puis, en arrière-fond, d’autres hures qui rigolent sauvagement.

J’éternue. Je me tasse et je fonce en avant. Paul s’apprête à esquiver par un saut de côté. Seulement il n’a pas prévu ma ruade. Au lieu d’essayer de lui rentrer dans le chou, je stoppe pile en face lui et je lui mets un coup de saton dans les fondations. Il s’attendait pas à cette sorte de choc et il se prend les claouis à pleines pognes en bramant comme un perdu. J’arrête son disque d’un crochet au foie qui passe juste entre ses deux bras. Et je complète le turbin d’une gauche sur le pif qui le transforme illico en goret sanguinolent.