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Jehan donna un coup de bâton dans un buisson dorties. — Je m'en trouverai bien? cria-t-il, non, maître Bon-varlet, non ! Je pense à de tristes choses, à des choses douloureuses... aïe, à mon estomac quicrie la faim, par exemple... Je pense à cette chose vraiment lamentable qu'est l'appétit... et je ne m'en trouve pas bien. Je broie du noir toute la journée et je m'en trouve mal, très mal, horriblement mal!

Où est-elle raag-aîté naturelle ?Ce digne maître Bonvarlet, en me parlant de ma gaîté naturelle, prenait des mitaines pour me faire entendre que je devais fuir les hôtelleries, les compagnons rubiconds et joyeux, les tables trop avenantes, trop bien garnies d'oies farcies, andouillettes, jambons, flacons de vins de Touraine, d'Anjou ou de Gascogne... Halte-là, ne nous gargarisons pas avec ces mots délicieux, qui donneraient soif et fringale à un estomac repu, ce qui n'est pas le fait du mien!... Parlons-lui bien vite d'abstinence, de navets crus. Rêves douloureux. de raciues coriaces... Broyons

du noir?... maître Bonvarlet, vos conseils ont été entendus, je suis maintenant d'une frugalité extraordinaire, obstinée, farouche, d'une frugalité à toute épreuve !

Jehan desTorgnoles envoya d'un coup de bâton une pierre voler à trente pas.

— Pour le reste de vos conseils, maître Jacques Bon-

\jv vieux tirail sur le licou d'une vaclu

varlet, vous me pardonnerez de les oublier... car j'ai la ferme intention de ne pas les suivre du tout. — « Réforme ton caractère, ne sois plus si prompt aux colères, si querelleur et chercheur de noises... tu t'enflammes, tu t'emportes, tu te fais des ennemis partout... Tâche de prendre du calme et de la modération... etc., etc.. » — Eh bien, maître Bonvarlet, j'en suis fâché, mais je ne vais pas chercher à devenir un agneau bêlant, au contraire, et je vais me plonger délibérément dans les noises et dans les bagarres, je vais chercher les coups tout exprès, on m'appelle Jehan des Torgnoles, je vais cogner, cogner, cogner!!!...

Il exécuta un terrible moulinet avec son bâton, puis tout h. coup se jeta sur le côté de la route comme pris d'une panique soudaine, ce qui semblait démentir bien vite ses déclarations; mais derrière son buisson, tout en restant les yeux aux aguets vers l'horizon, il tirait de son bissac le fer d'un gros marteau et l'ajustait à son bâton.

— Quels sont ces gaillards qui viennent là-bas, traînant une vache et portant des paquets? Soudards ravageurs revenant du pillage ou simples paysans? Français ou Anglais? Bah ! ils ne sont que trois, qu'ils soient n'importe quoi, ce n'est pas pour me faire peur...

Jehan, la main sur les yeux, regarda si rien n'apparaissait au loin sur la route derrière les trois silhouettes, puis sortit délibérément des broussailles.

— Bon, ce sont des laboureurs qui rentrent au logis, dit-il, ils ralentissent le pas, je crois qu'ils ont peur de moi...

Il leva son bonnet en l'air comme une manifestation pacifique pour rassurer les survenants qui bientôt se rapprochèrent.

C'étaient en effet des paysans : un vieux à cheveux blancs tout cassé et deux hommes jeunes et robustes, à l'air inquiet. Le vieux tirait sur le licou d'une vache et les jeunes, quoique chargés de paquets de bardes, avaient en la main droite chacun une fourche.

— Bonsoir, bonnes gens, cria l'ymagier quand il fut à vingt pas d'eux.

— Bonsoir, dirent les paysans, la mine défiante.

— Bon, ne me montrez pas les dents de vos fourches, dit Jehan, je ne suis Anglais ni Brabançon, au contraire ! Rien de mauvais sur la route d'où vous venez?

— Rien de bon non plus, dit le vieux.

— 11 y a danger?

— Peut-être. Les Anglais tiennent bourgs et châteaux à sept ou huit lieues, leurs bandes viennent au butin dans les

Réfugiés dans les caches des bois.

villages tout près d'ici... Tenez, voyez-vous là-bas ces fumées noires qui traînent, c'est un village brûlé avant-hier; plus loin à gauche, ce qui fume encore un peu, c'est un groupe de fermes avec le manoir du seigneur, brûlés aussi après pillage et saccage!... Quelle existence pour de pauvres laboureurs dans ce pays ravagé ! Nos champs restent en friches, le pain est rare, nos femmes et nos enfants sont dans les caches des bois, non pas en sûreté, hélas! mais un peu moins en danger... et voilà notre dernière vache que je conduis là-bas pour la sauver des brigands, si c'est encore possijjle... — Quelle tristesse! dit Jehan.

— D'ailleurs, comment s'en tirer sans dommage, avec toutes les bandes qui courent le pays? fit un des paysans. Si ce sont des soldats du roi, ils nous disent: « Donne ta vache, bonhomme, il faut bien que nous mangions! » Si ce sont des routiers anglais ou bourguignons, ils prennent la vache, nous étranglent à moitié et nous assomment aux trois quarts en nous appelant : Chiens (f Armagnac! Et c'est grande chance quand ils ne mettent pas le feu à la grange et à la maison? Hélas, quand verrons-

" -^{^

Les pillards.

nous la fin de tant de misères? On parle tout bas de miracles et de prodiges qui l'annoncent, mais en attendant il faut se sauver dans les bois.

— Et vous, mon garçon, reprit le vieux, où allez-vous?

— A Compiègne.

— On disait Compiègne pris par les An-glais.

— Que non pas! Les trêves venant d'être rompues avec le duc de Bourgogne, Anglais et Bourguignons sont devant Compiègne, mais pas dedans! La ville est forte... Il paraîtaussique lehanne, la Pucelle d'Orléans qui s'est faite chef de guerre et bat l'Anglais à chaque rencontre, avec l'épée de l'archange saint Michel, dit-on, marche pour délivrer Compiègne comme elle a délivré Orléans l'an dernier. J'y vais donc aussi et ne serai pas le dernier à cogner sur l'ennemi...

— Allez et bonne chance! mais faites attention sur votre route, observez bien les gens, défiez-vous de tout... Des^ cendez sur le Valois pour ne pas tomber dans les bandes de Devant Compièa;ue. routiers, évitez Creil qui vient d'être pus jinr Il.> Anj^Iais, passez par Senlis qui est aux gens du roi Chai les \ 11.

— Bonne chance aussi dans vos bois, gardez-vou^ bien, et bon espoir tout de même!

Les paysans tirèrent sur leur vache et poursuivirent leur route vers les forêts qui barraient l'horizon au Nord, tandis que Jehan piquait vers le Sud, juste dans la direction des fumées sinistres dont les paysans lui avaient révélé l'origine.

Depuis six mois la situation était redevenue bien sombre; après la succession de victoires rapides et surprenantes, presque miraculeuses de l'année j^récédente, après la foudroyante campagne de cette bergère lorraine devenue chef d'armée, enflammant par sa seule présence le cœur des gens de guerre, lançant hommes d'armes et piétons, chevaliers, ducs, princes, archers, piquiers, vieux routiers ou simples soudards des communes, animés de la môme ardeur, hérissés de la même fureur, à l'assaut sur les Anglais, bientôt démoralisés à tel point, que des renforts appelés d'Angleterre refusaient de s'embarquer par terreur des « maléfices et enchantements de la Pucelle »; après cette triomphale chevauchée d'Orléans à Reims, qui promettait une complète et rapide délivrance du royaume, les choses avaient brusquement tourné.

Au lieu de marcher de l'avant pour profiter de l'effet produit, de l'élan des troupes et du désarroi de l'adversaire, soudain la bannière royale avait viré en arrière! Malgré Jehanne, malgré le duc d'Orléans, malgré tous les rudes compagnons des victoires de Jehanne, Pothon, la Hire, Dunois, l'armée était retournée sur la Loire, le roi de France était redevenu le roitelet de Bourges ou de Chinon, un prince d'apparat vivant au milieu d'une cour corrompue, au lieu de chevaucher avec ses gens d'armes, et tout le fruit de la campagne de 1429 avait été perdu.