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«Wolf? Ravi de te connaître. En vacances?»

Il venait de la baiser, j'en étais sûr, j'en aurais mis ma main à couper. Il avait une espèce de sourire flagada aux lèvres.

«Dis donc, je ne te mets pas à la porte?» j'ai ajouté, voyant qu'il baissait la tête pour franchir le seuil.

«Hein, je ne l'ai pas mis à la porte?» j'ai répété à l'intention de Chris tandis que le sympathique bûcheron s'éloignait vers sa forêt enchantée.

Dans la cuisine, la cafetière a sifflé. Chris avait-elle, dans un élan remarquable, anticipé ma venue? J'ai posé les croissants sur la table et me suis étiré devant la fenêtre.

«Wolf est professeur d'économie politique à Berlin. Qu'est-ce que tu lui reproches?

– Pourquoi? Je suis censé lui reprocher quelque chose?

– Dis les choses, pour une fois. Dis ce que tu penses.»

Je pensais que ce petit déjeuner allait nous rester sur l'estomac, étant donné la tournure que prenait la conversation. Dommage. Une si belle matinée de perdue. Et, de fait, un splendide rideau de purs diamants dégringolait de la fenêtre du dessus où José arrosait ses plantes – une herbe à passer la nuit à genoux, entre parenthèses. Des enfants jouaient dans la rue, des oiseaux chantaient dans les branches et Chris qui ne touchait pas à ses croissants ni à sa confiture de rhubarbe aux amandes, Chris qui s'impatientait et me dévisageait avec un air d'une dureté épouvantable.

«Je le trouve un peu grand.

– Comment ça, tu le trouves un peu grand? Pauvre crétin. Qu'est-ce que ça veut dire, je le trouve un peu grand?

– Ecoute, c'est la première chose qui me vient à l'esprit. C'est ma première impression. Reconnais qu'il n'est pas d'un modèle courant. Reconnais-le.

– Mais qu'est-ce que tu racontes? Nathan, est-ce que tu te rends compte de ce que tu dis? Mais c'est vraiment ignoble. C'est vraiment indigne. Comment peux-tu juger quelqu'un sur son physique? Comment peux-tu faire une chose pareille?

– J'en sais rien. J'en sais rien du tout. Je me l'explique pas.»

J'ai fait le service. J'ai servi le café en gardant un œil fixé sur l'horizon. Quelques nuages agglomérés dessinaient un accouplement bestial au centre du ciel.

«C'est récent?» j'ai demandé.

Au lieu de me répondre, elle a soupiré en regardant ailleurs.

«Pffff.

– Ne fais pas pffff quand je te demande quelque chose. Ne fais pas pffff, s'il te plaît. Je crois avoir droit à un minimum de considération. C'est pas beaucoup, un minimum, et je n'en attends pas davantage. Alors vas-y, essaye de me répondre. Vas-y, fais un effort. Et regarde-moi.»

Jennifer Brennen et son copain couchés en travers d'une voie ferrée. Jennifer Brennen et son copain arrachant des pieds de maïs. Jennifer Brennen et son copain sur un campus de Seattle, le poing tendu au-dessus de la tête.

«Tu as fait du bon boulot, Edouard. Dis à ta mère qu'elle peut continuer à m'envoyer ses contraventions. Mais qu'elle n'exagère pas quand même.

– Je continue à chercher?

– Non, je te remercie, ça ira. Vois plutôt si tu trouves quelque chose sur ce type, ce Wolf Petersen. Tu sais que tu fais du bon boulot, Edouard, est-ce que je te l'ai dit?»

II a rougi. Avec son acné repoussante, il est devenu presque lumineux. Comme j'étais l'un des rares à lui témoigner une certaine sympathie, j'avais un accès prioritaire et totalement confidentiel aux services d'archives et de documentation, un univers obscur et incompréhensible au cœur duquel Edouard régnait en maître incontesté. Je lui avais d'ailleurs demandé de ne pas se montrer aussi performant et prodigue avec les autres, de me laisser un peu d'avance afin que je puisse mener cette affaire à mon rythme.

«Une dernière chose, Edouard. Rien de grave, rassure-toi. Mais pourrais-tu demander à ta mère de ne plus se garer sur les emplacements réservés aux invalides? Tu crois que c'est possible? Enfin, ça m'arrangerait bien. Hein, vois ce que tu peux faire.»

Je suis retourné à mon bureau – une vague enclave, pareille aux autres, délimitée par des panneaux de plexiglas à hauteur de poitrine – avec les clichés à la main. Jennifer Brennen et son copain en vacances, dans un camp d'entraînement paramilitaire. Très bien. Parfait. Parfait, parfait. Voyons ça de plus près.

J'ai essayé de me concentrer sur ces documents mais, très vite, j'ai dû admettre que j'en étais incapable: l'image de Wolf s'interposait sans arrêt. Je me frottais les yeux, j'allais boire des cafés, je me pinçais méchamment la joue, mais en pure perte: elle revenait de plus belle. Wolf. Wolf. Wolf. Et encore Wolf.

Que faire?

Marie-Jo était penchée sur sa machine à écrire. Elle tapait. Et en même temps, elle discutait au téléphone, le combiné coincé contre son épaule. Je sais que ça semble impossible. Je lui ai dit que je m'absentais et j'ai filé avant qu'elle ait le temps de tout plaquer pour me suivre.

Je suis sorti dans la rue en plein après-midi, en pleine lumière, en pleine période de soldes – les gens couraient dans tous les sens, livides. Le soleil était encore très haut. Je me suis demandé si je devais entrer dans une pharmacie. Ou dans un édifice religieux. En cette saison, en cette partie du monde, en cet instant précis, je pouvais attendre la nuit encore très longtemps. J'ai marché en long et en large. De douloureux allers et retours devant le même pâté de maisons. À me tordre les mains. À employer toutes mes forces pour ne pas faiblir. À stationner devant la porte du bar avant de repartir à toute allure, les bras serrés sur la poitrine tel un dément. À fumer des cigarettes sans me décider à m'éloigner, en essayant de penser à autre chose tandis qu'une seule et terrifiante image me hantait: Wolf, Wolf, Wolf et re-Wolf.

Franchement, c'était ça ou rien. C'était aussi l'avis d'une femme assise au bar, légèrement ivre et vêtue d'un tailleur impeccable, pour qui ces histoires d'heure ne rimaient à rien car, déclarait-elle, les désagréments de la vie surviennent le plus souvent en plein jour. J'ai salué ses paroles, je l'ai saluée d'un petit signe de tête entendu.

En sortant, je me suis enfermé dans une cabine téléphonique et j'ai appelé mon jeune frère.

«Dieu soit loué. Tu es rentré.

– Écoute, je ne suis pas seul.

– Ça ne fait rien. Tu sais, mon petit vieux, ça me fait plaisir de t'entendre.

– Ça me fait plaisir à moi aussi.

– Bon, écoute, je t'explique en deux mots. Chris a un amant.

– Et alors?

– Et alors?

– Tu trouves pas ça normal?

– Bien sûr que c'est normal. Je trouve ça normal, bien sûr. Seulement, explique-moi pourquoi ça m'emmerde. Alors que ça devrait pas. Alors qu'il y a rien de plus normal. Aide-moi à y comprendre quelque chose.

– Comment va la grosse?

– Ne l'appelle pas la grosse.

– Je t'aide à comprendre quelque chose.»

Que sait-on de la vie, à trente ans? Quel genre de leçon peut-on se permettre de donner aux autres? Voyait-il ce flot épais qui ronflait autour de moi, cet océan de visages mystérieux qui cavalait dans tous les sens? Vers quel but? Vers quelle destination absconse? Moi-même, à bientôt quarante, je ne pouvais rien expliquer. Je ne comprenais rien. Je ne comprenais même pas comment une chose aussi normale et naturelle que le désir de Chris pour un autre homme pouvait me perturber à ce point. Ça n'avait pas de sens. C'était d'une absurdité totale. Et en parler avec Marc, espérer de sa part un quelconque éclaircissement, en était une autre. Ce petit connard frivole.

Wolf Petersen avait un certain charisme. Soyons honnête. Il parlait sans micro et sa voix emplissait l'amphithéâtre, chaude et vibrante, quoique légèrement flanquée d'un accent métallique – s'il est permis de formuler quelque timide réserve. Ses belles, masculines et larges mains envahies de poils dorés empoignaient le pupitre avec fermeté, comme s'il allait en faire des allumettes et du petit bois. Derrière ses lunettes – une monture de plastique rouge translucide, anti-intellectuelle à mort – pétillaient ses yeux sombres, pétillaient d'intelligence narquoise et de drôlerie, pétillaient d'assurance et de fièvre activiste ses yeux sombres – que l'on pouvait sans peine imaginer humides et charmeurs, par-dessus le marché.