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Alain Rey, Stéphane De Groodt

200 drôles d’expressions

Préface

La langue française n’est pas seulement un trésor à préserver et à faire fructifier, c’est aussi une gigantesque pochette-surprise, pleine d’imprévu. En disant, en écrivant, en lisant, en écoutant les phrases de tous les jours, nous avons souvent l’impression d’être un peu dépassés, de côtoyer de petits mystères, sans y prêter attention. L’impatience dit : « c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? » Sens évident, mais bizarres petits mots : « d’hui ? », « de quelle main ? » Pour les récupérer, un peu de latin, dont on pense n’avoir plus besoin. Hui, c’est hodie, le jour où l’on est ; quand à cette main, elle nous trompe, car c’est le « matin », en latin mane. La question énervée, c’était en fait « c’est pour le jour de ce jour, ou pour le matin ? », tournure bizarre et assez ridicule, mais qui est pourtant là, cachée dans les mots. Et si on y répond, ce qui est logique et normal : « c’est pour tout de suite, pour maintenant », on met en scène une « suite » et une « main », cette fois une vraie main qui tient : « main tenant », tenant quoi ? le temps, l’instant ?

Un espace particulier de notre langue est particulièrement riche de ces bizarreries cachées, de ces mots derrière les mots. C’est la locution, la « manière de dire ». On entend : « je ne suis pas dans mon assiette ». Assiette à soupe, ou à dessert ?

On dit : « je t’enverrai l’argent au fur et à mesure des rentrées ». Bon, c’est clair ; mais c’est quoi, le fur ? Mot inconnu, ou bien sens anormal, facilement absurde : « il est sorti du lit dans le plus simple appareil de photo », ou bien « il y a péril en la superbe demeure ». Tout semble permis à ces manières banales de s’exprimer à peu près impossibles à traduire ; que l’on comprend, croit-on, parfaitement, et qui, comme les devinettes, dissimulent un piège.

Nous avons eu l’idée, au Robert, avec une fine équipe d’amoureux des mots, de réunir pour vous l’essentiel de cette boîte à malice préparée pour notre plaisir par des siècles de paroles françaises, je veux dire « en français », c’est-à-dire aussi bien belges, suisses, québécoises, africaines, que lorraines ou bretonnes. Car le français est multifacettes, pour ne pas dire multilingue, aussi bien dans l’espace que dans le temps. Et c’est le temps qui, effaçant des signes ou leur donnant des significations nouvelles, tout en gardant des traces du passé, crée du jeu, de la surprise, donc du plaisir, dans nos façons de parler. Un procès a lieu « à huis clos », mais l’huissier vous ouvre… la porte. Et saviez-vous qu’on peut prétendre vous faire « bonne chère » sans vous offrir à manger ? Quant à tout le saint-frusquin, le calendrier des fêtes ne le connaît pas plus que la saint-glinglin. Devant les bagarres autour du pouvoir, l’électeur a envie de dire « j’en ai ma claque de cette foire d’empoigne ». Et certains s’en tirent « sans coup férir ». Ce qui ne nous avance guère pour conjuguer le verbe férir, ni pour savoir ce que c’est qu’une empoigne, encore moins pour découvrir de quelle claque il peut bien s’agir. En fait, nous nous donnons à nous-mêmes des leçons de vieux français, de latin, de sémantique et d’histoire, tout en parlant très normalement.

Désormais, avec nos « 200 drôles d’expressions », drôles au sens de « bizarre », mais aussi de « plaisant, amusant », assez marrantes en somme, vous pourrez déchiffrer les petits messages secrets qu’elles recèlent et en faire profiter vos amis, tout en vous distrayant aux dépens des mots. Douce vengeance, et bonne lecture !

Si certains textes sont illustrés par une citation littéraire ou accompagnés d’un extrait du Petit Robert, d’autres ont été soumis aux facéties de Stéphane De Groodt. Comédien talentueux, ce natif de Bruxelles est aussi un virtuose des jeux de langage, connu pour ses chroniques télévisées au ton décalé. Avec son style inimitable, il s’est amusé à imaginer l’origine farfelue de ses expressions préférées ou à jouer avec les sonorités des mots qui les composent. Une autre manière de goûter au plaisir de la langue !

Alain Rey

Note : les mots suivis d’un astérisque (*) renvoient à d’autres expressions traitées dans l’ouvrage.

A

Être aux abois

être dans une situation matérielle désespérée

Un régime politique aux abois est tout près d’être renversé. Des défenseurs aux abois sur un terrain de football craignent la défaite. Un criminel aux abois est traqué et a peu de chances d’en réchapper. L’expression décrit une réalité malheureuse et implique une situation désespérée.

Si l’on prête attention aux sonorités, on entend des bruits de chasse à courre, comme dans à cor* et à cri. Et on voit la meute. Aboi est en effet synonyme de aboiement. Si le chien fait ouah ouah en français, il fait bau bau en italien et cette onomatopée est proche de celle qui a donné naissance, au Moyen Âge, à aboyer et à aboi. Les abois sont précisément les cris de la meute au moment où elle entoure l’animal poursuivi.

On se souvient des vers d’Alfred de Vigny dans ses Poèmes antiques et modernes : « j’aime le son du cor, le soir au fond des bois, Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois, Ou l’adieu du chasseur […] ». Des traqueurs à la proie, ces abois ne sont plus les hurlements des bêtes assoiffées de sang mais la situation du gibier assailli par la meute, proche de l’agonie. On dit alors que l’on force la bête jusqu’à ce qu’elle soit aux abois.

C’est dans des contextes métaphoriques que le mot s’est maintenu. Déjà, chez Corneille, la République doit être « sauv[ée] des abois ». Un siècle plus tard, cet usage est suranné. Les abois se sont tus. Seul aux abois se dit d’une personne réduite à la dernière extrémité, ne pouvant plus se défendre. Caché dans l’expression, un drame, un jeu cruel, celui de toutes les chasses à l’homme.

Le mot de Stéphane De Groodt

D’après le Dictionnaire des noms impropres, à l’origine l’expression évoquait le département du Jura et l’on disait alors pour signifier la présence de quelqu’un à cet endroit « Être aux Arbois ». Avec le temps la commune d’Arbois se dépeupla et l’expression s’adapta à cette situation. On disait alors « Être aux Arbois nés absents ». Mais comme personne ne comprenait sa signification, l’expression tomba dans l’oubli.

De cet acabit, de même acabit

de cette nature, de même nature

Si l’on parle de vous en disant une personne de cet acabit, vous ne vous sentez pas franchement valorisé. L’expression s’emploie mais acabit fait partie de ces vocables dont on ignore le sens. On a beau convoquer ses souvenirs de latin, ce mot demeure mystérieux.

À vrai dire, les spécialistes s’y perdent également. Pour certains, le mot proviendrait du participe passé de l’ancien provençal acabir « achever », dont l’origine latine est elle-même obscure. Mais aucun document ne l’atteste et rien n’explique le changement de sens. Et l’absence d’équivalent dans les autres langues romanes ne fait qu’épaissir le mystère.