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— On ne peut rien faire de nos jours quand on n’a pas fait d’études.

Birdie ne répondit pas.

Elle changea son angle d’attaque.

— Ces escaliers, dit-elle.

Birdie leva les yeux de son livre, exaspéré.

— Qu’est-ce qu’ils ont, ces escaliers ?

— Qu’est-ce qu’ils ont ? Les ascenseurs sont en panne depuis des semaines ! Voilà ce qu’ils ont ! Des semaines !

— Et alors ?

— Alors, pourquoi est-ce qu’ils ne réparent pas les ascenseurs ? Mais essayez donc de poser une question comme celle-là au bureau du secteur, histoire de voir ce que ça donnera. Rien, voilà ce que ça donnera.

Il avait envie de lui dire d’aller se laver les cheveux. Elle parlait comme si elle avait passé sa vie dans une cellule et non dans le grand ensemble pouilleux qu’elle portait tatoué sur son visage. D’après Milly ça faisait des années, et non des semaines, qu’il n’y avait plus un seul ascenseur en état de marche dans tout ce complexe d’immeubles.

Avec une expression dégoûtée il se rapprocha du mur pour laisser passer la vieille dame. Elle gravit trois marches, de sorte que son visage se trouva exactement au niveau du sien. Elle puait la bière et le chewing-gum et la vieillesse. Il détestait les vieillards. Il détestait leurs visages ridés et le contact de leur peau froide et sèche. C’était parce que les vieillards étaient tellement nombreux que Birdie Ludd ne pouvait pas épouser la fille qu’il aimait et avoir une famille à lui. C’était fichtrement injuste.

— Et qu’est-ce qu’il étudie, le jeune homme ?

Birdie jeta un coup d’œil au tableau. Il lut la légende, qu’il n’avait pas lue auparavant.

— Ça, c’est Socrate, dit-il en se souvenant vaguement de quelque chose que son prof de civilisation avait dit l’année dernière au sujet de Socrate. C’est un tableau, expliqua-t-il. Un tableau grec.

— Vous voulez devenir un artiste ? Ou quoi ?

— Quoi ! rétorqua Birdie.

— Vous êtes le gars de la petite Milly Holt, pas vrai ?

Il ne répondit pas.

— C’est elle que vous attendez ?

— C’est pas interdit d’attendre quelqu’un, que je sache ?

La vieille dame lui éclata de rire en pleine figure, et ce fut comme s’il fourrait son nez dans le con d’une morte. Puis elle se mit en devoir de gravir les marches une à une jusqu’au palier suivant. Birdie essaya de résister à la tentation de se retourner pour la regarder, mais son envie fut la plus forte. Leurs regards se croisèrent, et elle éclata à nouveau de rire. Finalement il dut lui demander pourquoi elle riait « C’est pas interdit de rire, que je sache ? » répliqua-t-elle, aussi sec. Puis son rire se transforma en une quinte de toux sortie tout droit d’un vieux film d’éducation sanitaire sur les dangers du tabac. Il se demanda s’il était possible qu’elle soit une toxicomane. Elle était assez vieille pour ça. Le père de Birdie, qui devait bien avoir dix ans de moins qu’elle, fumait du tabac chaque fois qu’il pouvait s’en procurer. Birdie trouvait que c’était une façon idiote de jeter l’argent par les fenêtres, mais l’aversion que lui inspirait ce vice n’allait pas au-delà d’une vague répugnance. Milly, en revanche, l’abhorrait – surtout chez les femmes.

Quelque part, du verre vola en éclats, et quelque part des enfants se tiraient dessus – Acka ! Ackitta ! Ack ! – et tombaient avec force cris en jouant au commando de gorilles. Birdie jeta un coup d’œil dans l’abysse de la cage d’escalier. Une main toucha la rampe beaucoup plus bas, s’immobilisa, se souleva, toucha la rampe en se rapprochant de lui. Les doigts étaient minces (comme le seraient ceux de Milly) et les ongles semblaient recouverts d’un vernis doré. Dans cette lumière et à cette distance, c’était difficile à dire. Une soudaine vague d’espoir fou lui fit oublier le rire de la vieille femme, la puanteur, les cris ; la cage d’escalier devint un décor romantique, une brume d’action au ralenti. La main se soulevait, s’immobilisait et touchait la rampe.

La première fois qu’il était entré dans l’appartement de Milly, il avait gravi ces escaliers derrière elle, les yeux fixés sur son petit cul bien ferme qui se tortillait de gauche à droite en faisant frémir et scintiller comme l’étalage d’un marchand de vin les franges pailletées de son short. Pas une fois il ne s’était retourné pendant toute la montée.

Au onzième ou douzième étage, la main quitta la rampe et ne réapparut pas. Ce n’était donc pas Milly en fin de compte.

Il bandait rien que de s’en souvenir. Il défit sa fermeture Éclair et passa la main dans son slip pour se donner deux ou trois coups, mais le cœur n’y était pas et c’était parti avant qu’il ait pu démarrer.

Il consulta sa montre Timex sous garantie. Huit heures pile. Il pouvait se permettre d’attendre encore deux heures. Ensuite, s’il ne voulait pas payer plein tarif dans le métro, ce serait quarante minutes de marche jusqu’à son dortoir. S’il n’avait pas été à l’essai à cause de ses notes, il aurait bien attendu toute la nuit.

Il s’installa pour étudier l’Histoire de l’Art. Il contempla l’image de Socrate dans la mauvaise lumière de l’escalier. D’une main il tenait une grande coupe ; de l’autre il désignait quelqu’un d’un geste accusateur. Il n’avait pas l’air de mourir du tout. L’examen de fin de semestre avait lieu le lendemain à deux heures de l’après-midi. Il fallait vraiment qu’il s’y mette. Il examina l’image de plus près. Et puis de toute façon, pourquoi les gens peignaient-ils des tableaux ? Il fixa l’image jusqu’à ce que ses yeux lui fassent mal.

Le bébé recommença son piqué sur Central Park. Une poignée de partisans birmans dévalèrent l’escalier en poussant des cris inarticulés, suivis de peu par une bande de gosses portant des masques noirs – des gorilles de l’U.S. Army – qui les poursuivaient en hurlant des obscénités.

Il se mit à pleurer. Il était certain, bien que ce fût une certitude encore presque inconsciente, que Milly le trompait. Il l’aimait tant, et elle était si belle. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle l’avait traité de con. « T’es tellement con, mon pauvre Birdie Ludd, avait-elle dit, qu’il y a des fois où tu m’écœures. » Mais elle était si belle. Et il l’aimait.

Une larme tomba dans la coupe de Socrate et fut immédiatement absorbée par le mauvais papier. Il s’aperçut qu’il pleurait. C’était la première fois qu’il pleurait de toute sa vie d’adulte. Il avait le cœur brisé.

2

Birdie n’avait pas toujours été un tel raseur, loin de là. Il y avait eu un temps où son caractère ouvert, amical, décontracté, où sa joie de vivre faisaient plaisir à voir. Il ne se croyait pas obligé de se mesurer à vous dès qu’il vous rencontrait, et quand par hasard il s’y voyait contraint par les circonstances, il savait se montrer bon perdant. Son esprit compétitif avait reçu une note médiocre à l’école communale 141, et une note encore moins bonne au centre où il avait été transféré après le divorce de ses parents. Un bon bougre qui se débrouillait – voilà ce qu’on disait de Birdie.

Et puis un jour, pendant l’été qui avait suivi son examen de fin d’études secondaires, au moment où ça commençait à devenir vraiment sérieux avec Milly, il avait été convoqué dans le bureau de M. Mack et en l’espace de quelques minutes sa vie avait été réduite en miettes. Norman Mack était un homme d’âge mûr, maigre et doté d’une calvitie naissante, d’un ventre bedonnant et d’un nez juif – bien que Birdie n’eût aucun moyen de savoir s’il était ou non réellement juif, et que sur ce point il en fût réduit aux conjectures. La principale raison, hormis son nez, qui l’incitait à le penser était que lors de toutes leurs entrevues d’orientation, Birdie avait la sensation désagréable – sensation qu’il éprouvait également en présence des Juifs – que M. Mack jouait avec lui, que sa bonne volonté débonnaire et professionnelle dissimulait un mépris sans bornes, que tous ses conseils si raisonnables étaient un piège. Le plus triste de l’histoire c’était que, de par sa nature même, Birdie ne pouvait pas ne pas s’y laisser prendre. C’est M. Mack qui avait établi les règles du jeu et il fallait s’y conformer.