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Le soleil entrait à flots par la fenêtre sud. Une brise fit frémir les petites annonces périmées qui étaient épinglées sur le panneau d’affichage, tournoyer une chemise qui pendait d’une tringle à rideau, vint terminer sa course sur le dos de la main de Birdie, où le nom de sa bien-aimée n’était plus qu’une tache estompée dans un cœur tracé au stylo à bille. Birdie rit, heureux de sentir cette plénitude qui lui gonflait la poitrine, heureux de la belle journée qui s’annonçait. Il se retourna sur le flanc gauche en laissant la couverture glisser jusqu’au sol. La fenêtre encadrait un rectangle parfait de ciel bleu. Magnifique ! On était en mars, mais on se serait cru en avril ou en mai. Ç’allait être une superbe journée, un superbe printemps. Il le sentait dans les muscles de sa poitrine et les muscles de son ventre quand il aspirait une bouffée d’air.

Le printemps ! Ensuite l’été. La brise. Torse nu.

L’été dernier à Great Kills Harbour, le sable chaud, la brise marine dans les cheveux de Milly. Encore et encore sa main se levait pour les repousser comme un voile. De quoi avaient-ils parlé ce jour-là ? De tout. De l’avenir. De son fumier de père. Milly attendait désespérément le jour où elle pourrait quitter le 334 et vivre sa vie. Maintenant avec son boulot à la Pan Am, elle avait une option sur un dortoir, mais c’était dur pour elle qui n’avait pas, contrairement à Birdie, une grande habitude de la vie communautaire. Mais bientôt, bientôt…

L’été. Marcher avec elle, un slalom entre les autres corps étendus sur le sable, pelouse de chair. Lui masser la peau pour faire pénétrer la crème solaire. La magie de l’été. Sa main se faufilant sur sa peau. Rien de précis, et puis tout à coup ce serait précis – clair comme le jour. Comme si le monde entier faisait l’amour – la mer, le ciel, tout le monde. Ils seraient des chiots et ils seraient des porcs. L’air se remplirait de chansons, de centaines de chansons à la fois. En de tels moments il savait quelle impression cela devait faire d’être un grand compositeur ou un grand musicien. Il devenait un géant, gonflé de grandeur. Une bombe à retardement.

L’horloge murale affichait onze heures sept. C’est mon jour de chance : il se le promit. D’un bond, il s’extirpa du lit et fit dix pompes sur le carrelage encore humide de la serpillière matinale. Puis dix de plus. Après la dernière pompe Birdie se reposa à même le sol, ses lèvres pressées contre le carrelage humide et frais. Il bandait.

Il se saisit à pleines mains, en fermant les yeux. Milly ! Tes yeux. Oh ! Milly, je t’aime. Milly, oh ! Milly. Tellement ! Les bras de Milly. La cambrure de ses reins. Son corps arqué vers l’arrière. Milly, ne me quitte pas ! Milly ? Tu m’aimes ? Je !

Il éjacula à longs jets continus, inondant de sperme ses doigts, le dos de sa main et le cœur bleu et « Milly ».

Onze heures trente-cinq. L’examen d’histoire de l’art était à deux heures. Il avait déjà raté une sortie de groupe prévue à deux heures en consommatologie. Embêtant, ça.

Il enveloppa sa brosse à dents, son Crest, son rasoir et sa crème à raser dans une serviette et se rendit à ce qui avait été, au temps où les locaux de la section avaient été un immeuble de bureaux, les toilettes réservées aux cadres du service des statistiques de la New York Life. La musique se déclencha lorsqu’il ouvrit la porte : Et hop, et vlan ! Pourquoi suis-je si content ?

Et hop, et vlan ! Pourquoi suis-je si content ? C’est pas moi Qui pourrai vous le dire, les gars.

Il décida de mettre son pull blanc avec son Levis blanc et ses tennis blanches. Il passa un agent blanchissant dans ses cheveux, qui avaient repris leur couleur normale. Il contempla son image dans la glace de la salle de bains. Il sourit. La sono entama sa pube préférée, celle de Ford. Seul devant les urinoirs, il commença à danser tout seul en chantonnant le jingle publicitaire.

Il y avait quinze minutes de trajet jusqu’à l’arrêt de South Ferry. Dans l’immeuble du ferry il y avait un restaurant Pan Am où les serveuses portaient le même uniforme que Milly. Bien qu’il ne pût se le permettre, il y prit son déjeuner, le même déjeuner que celui que servait peut-être Milly au même moment à 2 500 mètres d’altitude. Il laissa un pourboire de vingt-cinq cents. Maintenant il n’avait plus un sou en poche à part son jeton de transport pour revenir au dortoir. Vive la liberté.

Il déambula devant les bancs où les vieillards venaient s’asseoir tous les jours pour contempler la mer en attendant la mort. Birdie n’éprouvait plus ce matin la même haine pour les vieillards que la veille au soir. Alignés en rang d’oignons, pathétiques dans la lumière crue de midi, ils paraissaient lointains, inoffensifs, insignifiants.

La brise qui soufflait de l’Hudson charriait des relents de sel, de pétrole et de pourriture. Ça n’était pas désagréable du tout, comme odeur. Vivifiant. S’il avait vécu des siècles auparavant, il serait peut-être devenu marin. Des séquences de films sur les bateaux lui revinrent à l’esprit. D’un coup de pied, il envoya une canette vide de Fun à travers les barreaux du garde-fou et la regarda danser sur les taches vertes et noires.

Le ciel était rempli d’avions à réaction qui filaient dans toutes les directions. Elle était peut-être à bord de l’un d’eux, qui sait ? Qu’avait-elle dit, la semaine dernière ? « Je t’aimerai toujours. » La semaine dernière ?

« Je t’aimerai toujours. » S’il avait eu un couteau sous la main, il aurait pu sculpter ça dans quelque chose.

Il se sentait en pleine forme. Absolument.

Un vieux bonhomme habillé d’un vieux complet remontait la promenade en se tenant au garde-fou. Son visage était envahi d’une épaisse barbe blanche et bouclée bien que sa tête fût aussi dégarnie qu’un casque de police. Birdie se recula pour le laisser passer.

Il fourra sa main sous le nez de Birdie et dit :

— T’as pas un p’tit queq’chose pour moi, mec ?

Birdie plissa le nez.

— Désolé.

— Il me faudrait vingt-cinq cents.

Un accent étranger. Espagnol ? Non. Il rappelait quelque chose, quelqu’un à Birdie.

— À moi aussi.

Le vieux barbu brandit l’index devant sa figure et tout à coup Birdie se souvint à qui il ressemblait. Socrate !

Il jeta un coup d’œil à son poignet, mais comme sa montre ne cadrait pas avec son projet de s’habiller en blanc de pied en cap ce jour-là, il l’avait laissée au vestiaire. Il fit volte-face. La gigantesque horloge publicitaire de la First National Citibank affichait deux heures quinze. Ce n’était pas possible. Birdie demanda si c’était bien l’heure à deux des petits vieux assis sur les bancs. Leurs montres concordaient.

C’était inutile d’essayer d’aller à l’examen à l’heure qu’il était. Sans trop bien savoir pourquoi, Birdie sourit. Il poussa un soupir de soulagement et s’assit pour regarder l’Océan.

En juin il y eut la traditionnelle réunion de famille aux Vêpres siciliennes. Birdie nettoya son plateau sans trop prêter attention ni à ce qu’il mangeait ni à l’interminable récit que racontait son père, une histoire de type de la Seizième Rue qui avait pris une option sur la chambre n° 7, après quoi on avait découvert que le bonhomme en question avait été un prêtre catholique. M. Ludd paraissait soucieux. Birdie ne savait trop si c’était à cause de la chambre n° 7 ou du régime que lui imposait son diabète. Finalement, histoire de donner à son vieux l’occasion d’attaquer ses nouilles, Birdie lui fit part du projet d’article mis au point par M. Mack bien que (comme M. Mack l’avait fait remarquer tant et plus), les problèmes et les dissertations de Birdie relevaient de la S.E.N.S. de Barnard et non pas de l’école communale 141. En d’autres termes, ce serait là sa dernière chance, bien que cela pût être, si Birdie le voulait bien, une source de motivation. Et il le voulait bien.