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— Et tu vas écrire un livre ?

— Mais bon sang, écoute ce que je te dis, papa !

M. Ludd haussa les épaules, entortilla les spaghetti sur sa fourchette et écouta :

Ce que Birdie devait faire pour remonter à 25, c’était manifester des aptitudes nettement supérieures à celles qu’il avait manifestées en ce malheureux vendredi 13. M. Mack avait passé en revue les différentes composantes de son profil, et puisque c’était en aptitudes verbales qu’il avait eu sa meilleure note, ils décidèrent que ce serait en écrivant quelque chose qu’il aurait les meilleures chances de réussir. Quand Birdie avait demandé quoi, M. Mack lui avait donné – offert – un exemplaire de À la force des poignets.

Birdie le prit sur le banc où il l’avait posé en s’asseyant. Il le brandit à bout de bras pour que son père puisse le voir : À la force des poignets, publié et préfacé (d’une façon encourageante mais quelque peu obscure) par Lucille Mortimer Randolph-Clapp. Lucille Mortimer Randolph-Clapp était l’architecte du Système de sélection génétique.

Le dernier spaghetti fut entortillé et mangé. Respectueusement, M. Ludd toucha la surface du spumoni du bout de sa cuillère. Avant de savourer cette première bouchée, il demanda :

— Et alors comme ça, ils te paient simplement pour que tu puisses ?…

— Cinq cents dollars. Pas mal, hein ? Ils appellent ça une indemnité. Je suis censé vivre avec ça pendant trois mois, mais je ne sais pas si j’y arriverai. Mon loyer à Mott Street n’est pas trop mal, mais il y a d’autres trucs.

— Ils sont dingues.

— C’est un système qu’ils ont. Tu comprends, j’ai besoin de temps pour développer mes idées.

— Tout le système est dingue. Écrire ! Tu peux pas écrire un livre.

— Pas un livre. Seulement une histoire, un essai, quelque chose comme ça. Ça n’a pas besoin de faire plus d’une page ou deux. Ils disent dans le bouquin que les meilleures choses sont généralement très… je ne me souviens plus du mot exact, mais ça voulait dire court. Tu devrais lire un peu certains des trucs qui ont été acceptés. De la poésie et des machins où un mot sur deux est une grossièreté. Mais alors vraiment une grossièreté. Mais il y a aussi des trucs chouettes. Il y a un type qui a quitté l’école en quatrième et qui raconte comment c’était quand il travaillait dans une réserve de crocodiles, en Floride. Et puis il y a de la philosophie. Il y a l’histoire d’une fille qui était aveugle et infirme. Je vais te montrer.

Birdie retrouva la page : – « Ma Philosophie », par Delia Hunt. Il lut le premier paragraphe à haute voix :

— « Il y a des fois où j’aimerais être une grosse philosophie, et il y a des fois où j’aimerais arriver avec une grosse hache pour m’abattre. Si j’entendais quelqu’un crier “Au secours ! Au secours !”, je pourrais rester là, assise sur mon tronc d’arbre à me dire : On dirait que quelqu’un est en difficulté. Mais pas moi, parce que je suis assise là à regarder les lapins et tout courir et sauter. Eux aussi, ils doivent fuir la fumée. Mais je resterais là assise sur ma philosophie en me disant : On dirait que cette fois, la forêt est vraiment en feu. »

M. Ludd, tout absorbé qu’il était par son spumoni, se contenta de hocher plaisamment la tête. Il refusait de se laisser étonner par quoi que ce fût, de protester ou d’essayer de comprendre pourquoi les choses ne se passaient jamais comme prévu. Si les gens voulaient qu’il fasse quelque chose, il le faisait. S’ils voulaient qu’il fasse autre chose, il le faisait aussi. Sans discuter La vida, comme le faisait également remarquer Delia Hunt, es un sueño.

Plus tard, tandis qu’ils retournaient à la Seizième Rue, son père dit :

— Tu sais ce que tu devrais faire, hein ?

— Quoi ?

— Tu devrais utiliser un peu de cet argent qu’on t’a donné et payer une grosse tête pour qu’il t’écrive ton truc.

— Impossible. Ils ont des ordinateurs qui repèrent ce genre de truc.

— Ah ! bon. – M. Ludd soupira.

Quelques centaines de mètres plus loin, il demanda à emprunter dix dollars pour un Fadeout. C’était une tradition lorsqu’ils se rencontraient, et traditionnellement Birdie refusait, mais comme il venait juste de se vanter de son indemnité, il dut s’exécuter.

— J’espère que tu seras capable d’être un meilleur père que moi, dit M. Ludd en mettant le billet plié dans son porte-cartes.

— Ouais. Ben, moi aussi.

Ce qui les fit tous les deux rigoler un bon coup.

Le lendemain matin, suivant l’unique suggestion qu’il avait réussi à arracher au conseiller à qui il avait payé vingt-cinq dollars pour la consultation, Birdie fit sa première visite seul à la Bibliothèque nationale. (Des années auparavant, il avait eu droit à une visite guidée des locaux de New York Nord en compagnie de plusieurs dizaines d’autres élèves de quatrième.) L’immeuble qui abritait la branche de Nassau était un vieux bâtiment aux façades en verre situé un peu à l’ouest du quartier de Wall Street. À l’intérieur il y avait un véritable nid d’abeilles d’alvéoles destinés à recevoir les chercheurs. Seul le vingt-huitième et dernier étage en était dépourvu, occupé qu’il était par les câbles reliant Nassau à la branche nord de la bibliothèque, puis par un système de relais, à toutes les grandes bibliothèques du monde – à l’exception de celles de France, du Japon et de l’Amérique du Sud. Un appariteur qui ne devait pas être beaucoup plus âgé que Birdie lui montra comment taper ses questions sur le clavier à touches. Lorsque l’appariteur fut parti, Birdie contempla d’un œil morne l’écran éteint qui était devant lui. Il ne pensait qu’à une chose : le plaisir qu’il aurait à pulvériser l’écran d’un coup de poing. « Tapez vos questions ici, Monsieur. »

Après avoir mangé un déjeuner chaud au restaurant, au sous-sol de la bibliothèque, il se sentit mieux. Il se souvint de Socrate avec ses grands gestes et de l’essai philosophique de la fille aveugle. Il demanda à consulter les cinq meilleurs livres écrits sur Socrate à un niveau de fin d’études secondaires et commença à y piocher au hasard.

Tard dans la nuit Birdie finit de lire le passage de la République de Platon qui contient le célèbre mythe de la caverne. Ébloui, un peu abasourdi, il déambula dans la féerie de Wall Street à l’heure de la troisième relève dans les bureaux. Bien qu’il fût minuit passé, les rues et les places grouillaient de monde. Il se retrouva en train de boire un Kafé brûlant dans un hall encombré de distributeurs automatiques. Promenant son regard sur les visages qui l’entouraient, il se demanda si parmi eux il y avait quelqu’un – la femme plongée dans la lecture du Times, les vieux coursiers qui discutaient avec animation – qui soupçonnait la vérité. Ou étaient-ils, comme les pauvres prisonniers de la caverne, tournés vers la paroi rocheuse à regarder des ombres, sans se douter que dehors il y avait un soleil, un ciel, tout un monde d’une éclatante beauté ?