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Camille s’installa plus à l’ombre, ôta sa veste et s’absorba deux bonnes heures dans l’examen attentif des Meule à eau avec disque de mortifiage, Pompe vide-cave turbine double-isolement et autres astuces réconfortantes autant qu’édifiantes. Mais son regard se détachait sans cesse du catalogue, scrutait les alentours. Elle n’était pas à l’aise, la main serrée sur son bâton. Elle perçut soudain le bruit d’un frottement, puis un fracas de buissons piétinés. En un éclair, elle fut debout sur la pierre, le bâton pointé, le cœur affolé. Un sanglier déboucha à dix mètres et, la voyant, s’enfuit dans les broussailles. Camille souffla, boucla son sac et redescendit le sentier vers Saint-Victor. La montagne n’était pas bonne en ce moment.

À la nuit tombante, elle s’installa jambes croisées sur le bord du lavoir, disposa le pain et le fromage sur la pierre, guetta le retour des chasseurs, écouta les bruits lourds de l’échec subi. De là-haut, elle vit remonter Lawrence sur sa moto. Au lieu de la béquiller sur la place, comme il le faisait d’ordinaire, il préféra dépasser les hommes las et grimper le raidillon menant à la maison.

Elle le trouva assis sur la haute marche du seuil, pensif, lointain, son casque encore à la main. Elle s’installa à côté de lui et Lawrence posa son bras sur son épaule.

— Du neuf ?

Lawrence secoua la tête.

— Des emmerdements ?

Même mouvement.

— Sibellius ?

— Localisé. Avec son frère Porcus. Territoire complètement au sud-est. Mauvais comme des carnes. Mauvais mais peinards. Les gars vont essayer de les endormir.

— Pour quoi faire ?

— Empreinte des mâchoires.

Camille fit signe qu’elle comprenait.

— Crassus ? demanda-t-elle.

Lawrence remua de nouveau la tête.

— Pas trace, dit-il.

Camille termina en silence son morceau de fromage. C’était lassant, parfois, d’extirper bout par bout les paroles hors du Canadien.

— Personne ne trouve la bête, conclut-elle. Ni eux ni vous.

— Introuvable, confirma Lawrence. Doit faire du raffut, les chiens devraient la sentir.

— Et donc ?

— C’est une dur. Tough guy.

Camille fit la moue. Ça l’étonnait. Encore que pour celle du Gévaudan, il avait fallu un sacré moment pour la coincer. Si c’était bien la bonne, ce qu’on n’avait jamais pu prouver. Ce qui valait à la Bête de faire encore danser son ombre plus de deux siècles après.

— Quand même, murmura-t-elle, le menton posé sur ses genoux, ça m’étonne.

Lawrence lui frotta longuement les cheveux.

— Il y a quelqu’un, ici, dit-il, que ça n’étonne pas du tout.

Camille tourna le regard vers Lawrence. Il faisait nuit à présent, elle voyait mal son visage. Elle attendit. À la nuit, Lawrence était obligé de parler plus, puisqu’on ne pouvait plus distinguer ses signes. Il retrouvait même dans l’obscurité une certaine fluidité.

— Quelqu’un qui n’y croit pas, dit-il.

— À la chasse ?

— À la bête.

Un nouveau silence passa.

— Comprends pas, dit Camille qui, par mimétisme involontaire, se mettait parfois à économiser sur ses phrases en en rognant le début.

— Qui croit qu’il n’y a pas de bête, expliqua Lawrence avec effort. Aucune bête. Qui me l’a dit en confidence.

— Ah, dit Camille. Qui croit à quoi, alors ? À un rêve ?

— Non.

— Une hallucination ? Une psychose collective ?

— Non. Qui croit qu’il n’y a pas de bête.

— Les brebis mortes, il n’y croit pas non plus ?

— Si. Bien sûr que si. Mais pas à la bête.

Camille haussa les épaules, découragée.

— Qui croit à quoi, alors ?

— Qui croit à un homme.

Camille se redressa, secoua la tête.

— À un homme ? Qui bouffe les brebis ? Et les morsures ?

Lawrence grimaça dans la nuit.

— Qui croit à un loup-garou.

Il se fit un nouveau silence puis Camille posa sa main sur le bras du Canadien.

— Un loup-garou ? répéta-t-elle en baissant la voix, à l’instinct, comme si le mot maléfique ne devait surtout pas être crié sur tous les toits. Un loup-garou ? Tu veux dire un dingue ?

— Non, un loup-garou. Qui croit à un vrai loup-garou.

Camille scruta dans l’ombre le visage de Lawrence, voir s’il se foutait d’elle, ou quoi. Mais les traits du Canadien étaient impassibles.

— Tu veux parler de ce genre de gars qui se transforme la nuit, avec les griffes qui sortent, les crocs qui surgissent et les poils qui poussent ? De ce gars qui part ensuite manger tout le monde dans la campagne et qui au petit matin range les poils sous sa veste pour aller au boulot ?

— C’est cela, confirma Lawrence d’un ton grave. D’un loup-garou, quoi.

— Et on aurait ça dans le coin ?

— Oui.

— Et c’est lui qui aurait égorgé tous ces moutons depuis l’hiver ?

— Ou les vingt derniers.

— Et toi, hésita Camille, tu y crois ?