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À 23 h 45 le bulletin repassa, les brebis, l’éleveur, les brebis, et puis la place du village. Adamsberg se pencha vers l’écran. Ça pouvait être elle, sa Camille, dont il n’avait rien à faire et à laquelle il pensait souvent. Ça pouvait être des millions de filles aussi. Il ne vit rien de plus. Sauf, à côté d’elle, un grand homme blond aux cheveux longs, une espèce de jeune type taillé pour l’aventure, souple, séduisant, cette sorte de type qui met la main sur l’épaule des femmes comme si la terre entière lui obéissait. Et ce type, il en était presque certain, avait la main sur l’épaule de la fille en bottes.

Adamsberg se renfonça dans son fauteuil. Lui n’était pas une espèce de jeune type taillé pour l’aventure. Il n’était pas grand, il n’était pas jeune. Il n’était pas blond. Il ne croyait pas que la terre tout entière lui obéissait. Ce type était des tas de trucs qu’il n’était pas. Son opposé, peut-être. Entendu, qu’est-ce que ça pouvait faire ? Ça faisait des années que Camille devait aimer des types blonds qu’il ne connaissait pas. Des années que se succédaient chez lui des femmes de toutes couleurs et qui, il fallait le noter, avaient toutes présenté sur Camille l’avantage réel de ne pas porter de ces foutues bottes en cuir. Elles avaient, ces femmes, des chaussures de femmes.

Très bien, vis ta vie camarade. Ce qui souciait Adamsberg, ce n’était pas le jeune type, c’était que Camille se soit sédentarisée à Saint-Victor. Il imaginait toujours Camille en mouvement, traversant les villes, marchant sur les routes, portant sur le dos un sac de partitions et de clefs à molette, jamais posée, jamais assise, et au fond, donc, jamais conquise. La voir dans ce village le troublait. Tout devenait possible. Par exemple qu’elle y possède une maison, une chaise, un bol, pourquoi pas un bol, et puis un lavabo, et enfin un lit, et un type dedans, et peut-être, avec le type, un amour statique, qui tient bien au sol, comme une grosse table de ferme, sain, simple, récuré à l’eau chaude. Camille immobile, clouée au type blond, en paix et consentante. Ce qui donnerait non pas un bol, mais deux bols. Et tant qu’on y était, des assiettes, des couverts, des casseroles, des lampes et, en mettant les choses au pire, un tapis. Deux bols. Deux grands bols sains, simples, récurés à l’eau chaude.

Adamsberg se sentit s’endormir. Il se leva, éteignit la télévision, la lumière, et passa sous la douche. Deux bols emplis de café sain, simple, récuré à l’eau chaude. Oui mais alors, si on en était là, ça n’expliquait pas les bottes. Qu’est-ce que foutaient les bottes dans l’histoire, si c’était pour aller du lit à la table et de la table au piano ? Et du piano au lit ? Avec le type récuré à l’eau chaude ?

Adamsberg ferma le robinet, se sécha. Tant qu’il y a des bottes, il y a de l’espoir. Il se frotta les cheveux, se jeta un œil dans la glace. Ça lui arrivait, parfois, de penser à cette fille. Il aimait bien le faire, c’était sans conséquence. C’était comme sortir, partir, pour voir et pour savoir, pour remanier ses pensées, comme on hisse un décor pour le temps d’un spectacle. Le spectacle de « la femme qui marche ». Ensuite, il réintégrait le cours usuel de ses rêveries et il laissait Camille sur la route. Ce soir, le spectacle de « la femme qui s’installe à Saint-Victor avec une espèce de type blond » avait été moins plaisant. Il ne pourrait certainement pas s’endormir en s’imaginant coucher avec elle, ce qui lui arrivait parfois, entre deux affaires amoureuses. Camille lui servait de femme imaginaire, quand la réalité s’essoufflait. À présent, le type blond gênait le corps à corps.

Adamsberg s’allongea, ferma les yeux. Cette fille en bottes n’était pas Camille, qui n’avait rien à faire contre un platane de Saint-Victor. Cette fille devait s’appeler Mélanie. Par voie de conséquence, le type taillé pour l’aventure n’avait aucun droit à venir lui emmerder la vie.

VII

Dès l’aube, des petits groupes serrés s’étaient formés sur la place de Saint-Victor. Lawrence avait la veille au soir regagné en hâte le Massif du Mercantour. Prêter main-forte, achever le contrôle de la meute, surveiller tous les abords, les défendre contre toute velléité d’incursion. En principe, la battue ne devait s’étendre qu’aux alentours de Saint-Victor. En principe, les chasseurs ne s’aventureraient pas dans le Mercantour. En principe, on tablait sur une bête perdue de vue depuis l’hiver, ou fraîche arrivée des Abruzzes. En principe, les loups des meutes du Parc seraient épargnés. Pour le moment. Mais il n’y avait pas à se tromper sur l’expression des visages, les yeux mi-clos, l’attente silencieuse : c’était la guerre. Les fusils rompus sur les avant-bras ou suspendus à l’épaule, les hommes tournaient crânement sur la place autour de la fontaine. On attendait les consignes de regroupement, plusieurs départs devant avoir lieu simultanément, depuis Saint-Martin, Puygiron, Thorailles, Beauval et Pierrefort. Les hommes de Saint-Victor, aux dernières nouvelles, devaient se joindre à ceux de Saint-Martin.

C’était la guerre.

Neuf millions et demi de têtes d’ovins. Quarante loups.

Camille, en retrait à une table du café, observait à travers la vitre les préparatifs martiaux, les gueules décidées, les signes de connivence virile, les jappements des chiens. Le Veilleux manquait à l’appel, ainsi que Soliman. L’unique majestueux berger du village ne se joignait donc pas à la chasse, ordre de Suzanne Rosselin ou bien décision personnelle. Cela ne l’étonnait pas. Le Veilleux était homme à régler ses comptes seul. Le boucher en revanche allait d’un groupe à l’autre, incapable de tenir en place. La viande, toujours la viande. Il y avait là Germain, Tourneur, Frosset, Lefèbvre, et d’autres que Camille identifiait mal.

Lucie, depuis son comptoir, surveillait le rassemblement.

— Lui, dit-elle entre ses dents, il est pas gêné.

— Qui ? demanda Camille en venant se placer à côté d’elle.

Lucie lui désigna une silhouette d’un coup de torchon à verres.

— Massart, le gars des abattoirs.

— Le gros, en veste bleue ?

— Derrière. Celui qu’a l’air d’avoir séché sur un tonneau.

Camille n’avait encore jamais vu Massart qui, disait-on, ne descendait jamais de son aire. Il travaillait aux abattoirs de Digne et vivait isolé dans une bicoque en haut du mont Vence, rapportant sa nourriture de la ville. Si bien qu’on le voyait rarement et qu’on l’approchait peu. On le disait étrange, Camille le croyait juste solitaire, ce qui, dans un village, revient à peu près au même. Mais il était en effet un peu étrange, mal fait, tout simplement. Massif, monté sur des jambes torses, le buste court et large, les bras pendants, la casquette enfoncée comme une capsule sur le crâne, le front couvert d’une frange basse. Ici, tout le monde avait la peau brune, mais Massart était laiteux comme un curé qui ne quitte pas son église. Fusil bas, il attendait à l’écart, adossé sans grâce à une fourgonnette blanche. À la laisse, il retenait un grand chien tacheté.

— Il ne sort jamais ? demanda Camille.

— Que pour aller aux abattoirs. Le reste du temps, il se claquemure là-haut à faire Dieu sait quoi.

— Quoi ?

— Dieu sait quoi. Il a pas de femme. Il a jamais eu de femme.

Lucie essuya la vitre avec son torchon, comme pour se donner le temps de formuler sa phrase.