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Si Venise est un cauchemar pour les historiens de l’art qui s’y réunissent, ce doit être surtout, pense Pénélope, le calvaire des amoureux. Rien qu’en traînant sa valise à roulettes le long de canaux, la veille, Pénélope s’en est aperçue. Elle fredonnait la Marche turque en suivant les panneaux jaunes qui aiguillent les touristes vers le Rialto et San Marco, à la recherche de la chambre d’étudiant que l’Istituto Veneto lui a réservée, dans une annexe des bâtiments de l’université. L’architecture de la ville est faite pour les disputes. Elle imaginait le babil de son grand dadais de Wandrille : « Je t’ai dit que c’était par là ! Tu vois, on revient au Canal ! On aurait dû tourner après le petit pont, tu n’avais qu’à m’écouter ! J’appelle un taxi ! »

Seuls certains couples, aveuglés par la passion, résistent à la topographie. Cette ville est une torture quand on s’y perd à deux. D’où l’idée d’en faire la capitale des voyages de noces. C’était la seule manière de sauvegarder cet urbanisme absurde. Heureusement, Wandrille n’a pas voulu s’incruster pour ce colloque sur « Gondoles, galères et galéasses : les instruments de la conquête vénitienne ». Sans doute les logements proposés en cité universitaire n’étaient-ils pas à son goût. Et puis, pour lui, Venise, ça sent trop les vacances en famille. Jusqu’à lundi, il faudra ne parler que des gondoles, de toutes les formes, à toutes les époques, et l’organisation n’a même pas prévu d’embarquer tout le groupe des conférenciers pour un défilé sur le Grand Canal, trop cher !

Wandrille aurait été intenable, il serait resté trois minutes au colloque, aurait appelé son journal dix fois, proposé des sujets d’articles, pris des photos, calé des interviews avec des starlettes au Lido. Il aurait tout visité sans elle, il l’aurait laissée parquée, casque sur les oreilles, dans cette salle trop grande, à écouter les âneries du traducteur et les pontifications des collègues. Ce Wandrille, son Wandrille, tête de mule mais grand cœur, fatigant comme un groupe scolaire en voyage de fin d’année, Pénélope a d’ailleurs de moins en moins envie de l’épouser. Il l’amuse moins qu’au début. Il cherche moins à la faire rire.

Elle, conservatrice à Versailles, a de moins en moins de temps à lui consacrer, noyée dans les dossiers de convoiement d’œuvres, les constats à faire avant les départs en restauration et autres joyeusetés inventées par les compagnies d’assurance, le public ne soupçonne pas que cela puisse constituer la vie quotidienne d’une historienne de terrain. Elle a des amis qui rédigent des notes de bas de page pour des catalogues d’exposition dont les visiteurs ne regarderont que les photos. Elle est fatiguée de cette vie, Wandrille est toujours aussi beau. Elle n’a plus trop envie de lui plaire.

Il ne pense pas à moi, tant pis ! Seule à Venise, pour cinq jours, au fond, c’est idéal. « Sei da sola ? », « Tu es seule ? », lui a dit un collègue du Museo Storico Navale de Venise, un grand brun aux yeux bleus, tout sourire, bronzage et lunettes, en la reconnaissant à la sortie du bus de l’aéroport sur le Piazzale Roma. Il était passé en coup de vent, six mois plus tôt, photographier des plans de navire à la bibliothèque municipale de Versailles et avait salué au passage les conservateurs du château. Elle l’avait repéré assez vite.

Pénélope a eu une idée subite la veille de son départ pour l’Italie : elle s’est fait décolorer en blond. Depuis le temps qu’elle avait envie d’essayer. Le garçon vient d’une petite vallée du Piémont où tout le monde a les yeux bleus, mais il est né à Venise. Ses parents sont professeurs de littérature. Pénélope lui a déjà beaucoup parlé. Il s’appelle Carlo. Elle a avoué qu’elle n’avait jamais vu le Musée naval, quelle honte mon Dieu… Il lui montrera le coin de Castello, l’Arsenal, une Venise préservée…

Le secret de Pénélope, cette semaine, est simple et terrifiant. Elle doit s’employer à cacher aux autres participants de ce colloque international organisé par l’Istituto Veneto qu’elle n’est jamais venue dans la ville. Une historienne de l’art, conservatrice de métier, qui ne connaît pas Venise… Personne ne doit savoir. C’est son seul objectif. Il faut ruser, faire semblant de comprendre les noms, s’échapper des conversations au bon moment… Sa communication est prête. Elle parle le deuxième jour, elle n’aura qu’à lire ses feuilles d’un air pénétré, ensuite elle aura trois jours de vacances, il suffira d’arriver un peu en retard le matin, de se montrer, de s’asseoir près de la porte du fond, et de filer à l’anglaise.

Venise, elle en a rêvé, elle veut tout voir, les églises, les musées, les peintures, ne pas se laisser aller à l’émotion, à la sensiblerie, au romantisme. Elle va visiter la ville avec la même application qu’elle mettrait à arpenter Arezzo, Pérouse ou Plaisance, Mantoue ou Ferrare, une de ces cités italiennes qu’elle a pu étudier à l’École du Louvre et qu’elle ne connaît pas encore. Foin des fadasseries, des couchers de lune, Venise est une petite localité italienne sur laquelle elle a fait des fiches. Une ville qui a autant d’habitants qu’Angoulême, et qu’elle va visiter comme on visite Angoulême, autre bijou.

Hélas, Venise n’est pas une petite ville italienne. Venise a commencé dès Roissy. Le ciel impressionniste au-dessus des avions ressemblait à une veduta de la lagune peinte par Guardi. Elle a vu venir très vite l’émotion pas chère, la romance pour dentistes allemands.

Dans l’avion, Pénélope a commencé à tout noter mentalement, comme durant ses visites de musées. Les couples en voyage de noces d’or : italiennes fripées portant des bijoux anciens, vintage sur vintage, vieux messieurs convenables à triple menton, mocassins rouges et chaussettes jaunes, blazers à boutons dorés et montres de commodore, pantalons de toile lilas, cheveux botticelliens à un âge où aucun tableau ne peut plus être restauré, vestes autrichiennes en version estivale, en jean gansé de vert lagune… Pénélope croit entendre les disques de ses parents, un gentil Vivaldi des familles, Il Gardellino, La Tempesta di Mare, et bien sûr les inusables concertos pour mandolines.

Les enfants se précipitent tous du côté droit de l’appareil : Venise !

Parmi les intervenants, Pénélope n’a pas encore repéré tout le monde, ça fait une trentaine de noms à retenir et à oublier, elle arrivera à faire l’un et l’autre. On lui présente une universitaire monténégrine, espèce rare à laquelle elle n’avait pas encore été confrontée, un jeune maître de conférences de Grenoble avec un Canon numérique dernier cri autour du cou. La grande historienne de l’architecture navale, une Anglaise, Mrs. Drake, lui parle un italien chaloupé, certaine d’avoir encore la maîtrise des mers. Couverte de bijoux anciens, elle a l’air d’un détail dans un tableau de Carpaccio, se dandinant comme une châsse en procession, tous cabochons dehors, au son du Rule Britannia. Dans un Agatha Christie on la soupçonnerait avant même que le meurtre ait été commis, et ce serait elle qu’on retrouverait, au chapitre suivant, l’agrafe de sa broche en améthyste piquée dans la gorge.

Pénélope sourit. À côté d’elle, un vieux raseur membre de la Société des amis du Louvre qu’elle a déjà croisé pérore plus haut que les autres. Le programme mentionne : « Hippolyte Charton, chercheur, Paris-Venise. » Pénélope s’est assise à côté de son collègue italien, celui du Musée naval. Le beau Carlo est plutôt méchante langue : « Vous le connaissez ? Depuis qu’il s’est acheté un tout petit studio ici, il ajoute “Paris-Venise” après son nom. À la faculté des lettres, nous l’appelons “l’inconnu du Paris-Rome”. De quoi parle-t-il ? Ah oui, comme toujours, les barcasses… En même temps, c’est le sujet du colloque, il a de la chance pour une fois… »