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Pour qu’un même billet soit mis à Paris sous les yeux de Jacquelin de Craonne, le « président » du club, il avait fallu qu’elle ait un complice, et il n’y avait qu’un seul suspect possible. Ce soir-là, le petit Gaspard avait trouvé une solution pour ne pas avoir à enterrer son chat, qu’il adorait et qui venait de mourir. Sa mort ne serait pas inutile. Il avait téléphoné à Rosa : il suffisait de faire croire qu’on avait joué, comme au XVIIIe siècle, au cruel « jeu du chat ». Rosa se trouvait juste en face de l’hôpital, avec ses cloîtres qui sont le plus célèbre refuge des félins de Venise. Était-elle tombée du premier coup sur un chat qui avait lui aussi une petite tache blanche entre les oreilles ? En avait-elle inspecté dix avant de choisir celui qu’elle sacrifierait, pour faire un clin d’œil affectueux à Gaspard. C’est le détail qui les avait perdus.

Wandrille avait compris, devant la télévision, que le chat mort à l’École des beaux-arts était celui de Gaspard. Il s’était trahi — il ne se doutait pas que Wandrille avait eu le temps de remarquer les petits poils blancs, en découvrant l’animal —, Pénélope avait compris à la même seconde que cette folle de Rosa avait été assez tordue pour sacrifier un chat qui ressemblait non seulement à celui de Gaspard, mais à Gaspard lui-même. Elle l’avait même enterré, dans son jardin, on voyait bien le petit tas de terre retournée.

Mais ce n’était évidemment pas pour effrayer Pénélope, dont elle ignorait alors l’existence, qu’elle avait exposé le chat et le billet plié en deux devant la statue du Colleone. Elle attendait quelqu’un d’autre ce matin-là. À qui elle voulait signifier un avertissement. Et cet autre, il fallait qu’il habite à deux pas, qu’il passe chaque matin sur cette place, à cette heure-là : ce ne pouvait être que Lamberti. Son atelier de restauration était à l’ombre de la basilique San Zanipolo. Ensuite, il y avait eu un mauvais hasard, comme il en arrive toujours pour faire capoter les crimes les mieux préparés, Pénélope était arrivée avant Lamberti, et ces deux chats morts avaient été découverts l’un par Pénélope à Venise, l’autre par Wandrille à Paris. Cela, cette malchance, Rosa et Gaspard n’y pouvaient rien.

Les deux voisines de Pénélope commentent le menu dans l’avion : le foie gras très quelconque, les asperges sèches, le risotto plâtreux, si vraiment c’est ça la vitrine de la gastronomie française, la « première classe ». L’hôtesse, une dame en chignon, les rassure : « Je suis bien de votre avis. Et je vais vous dire, en plus, c’est que du congelé. »

Pénélope pense au poisson que Roberto — elle s’est souvenue du prénom — découpait devant elle, sur la petite place : qui aurait pensé que Rosa Gambara était ainsi « de mèche » avec le petit Gaspard ? L’une opérait à Venise, l’autre à Paris. Elle avait été habile, elle avait laissé croire à cette pauvre Péné, qui avait tout gobé, qu’elle le détestait — son astuce avait été de lui en dire le plus grand bien. Ensuite, il y avait eu l’agression du jeune homme, à peine blessé, qui s’était produite à point nommé pour qu’il puisse se réfugier chez elle. Habitant ensemble, ils étaient invulnérables, ils avaient un seul objectif : retrouver le tableau, savoir où Novéant l’avait planqué. Ils ne soupçonnaient pas qu’il avait pu quitter l’île noire, la Carbonera, pour aller dans une autre île noire, Stromboli. Reste que la nuit où Gaspard était apparu avec un couteau planté dans le bras, à quelques centaines de mètres de là, le restaurateur Lamberti avait été tué au couteau, dans le dos, par quelqu’un que vraisemblablement il connaissait et à qui il avait lui-même ouvert sa porte. Pénélope avait raconté cela aux carabiniers de Venise, à eux d’en tirer toutes les conséquences. Probablement, Gaspard Lehman aurait-il le temps de méditer son prochain livre.

Pénélope a agi comme la Justice en personne dans un plafond de Tiepolo, dédaigneuse et froide, une allégorie. Sur les conseils de Wandrille, elle est allée, dès son arrivée à Venise, voir la directrice de l’Alliance française, qui lui a servi d’interprète chez les carabiniers. Mais elle n’a pas eu le courage d’assister à l’interpellation au Palazzo Gambara, comme le lieutenant le lui proposait. Cela se fera discrètement, le soir même. Rosa est une vedette de la télévision, elle sera d’abord entendue comme témoin. Pénélope se promet bien de tout balancer. Elle parlera. Cette femme est folle et peut-être dangereuse.

Aucune pièce de ce puzzle ne permet d’éclaircir le mystère du mort de Rome. La presse a affirmé qu’Achille Novéant s’était suicidé, sans vraie raison. Il avait ouvert la fenêtre de la petite suite turque, en pleine nuit, et avait sauté. Il est vrai qu’il était menacé et qu’il avait peur. Mais les résultats de l’enquête officielle n’ont pas été publiés. Pénélope sait que, ce soir-là, ni Rosa ni Gaspard ne pouvaient se trouver à Rome pour lui régler son compte. Et près de lui on n’avait trouvé aucun chat.

La vraie stupeur de Pénélope avait été de voir arriver Rosa à son hôtel, alors que son interpellation était prévue pour le soir même. Le sentait-elle ? Il lui restait une dernière carte, et quelques quarts d’heure encore pour la jouer. Elle avait bien compris que la fugue de Pénélope et de Wandrille cachait quelque chose. Ils avaient découvert la clef qu’elle avait tant cherchée en vain. Elle n’avait pas pensé à Stromboli. Elle sentait que ces quelques jours sans nouvelles des deux Français n’étaient pas bon signe. Il fallait qu’elle passe aux menaces : « Vous n’êtes pas venue à l’émission ? Je vous avais réservé une place au premier rang du public ! Wandrille n’est pas là ? Vous voulez voir le film qui est dans ce caméscope ? Ce serait mieux de le projeter sur grand écran, mais on voit déjà beaucoup de choses dans le viseur. Je vous montre le début, j’en ai trois heures, et j’en ai bien sûr fait une copie, c’est très facile à réaliser maintenant avec ces appareils. J’imagine que cette technologie fascinerait Wandrille…

— Même pour la photo, il en reste à la chambre noire et aux négatifs, alors je doute qu’une caméra numérique… Vous avez filmé des choses intéressantes ? Je peux voir ?

— Avec joie, puisque je vous le propose. »

TROISIÈME INTERMÈDE

Dans l’atelier de Rembrandt

Amsterdam, 2 juin 1654

Rembrandt est heureux : célèbre jusqu’à Messine ! Ses gravures circulent, les peintres qui le connaissent, comme Mathias Stomer, parlent de lui avec admiration. À Messine, il y a eu autrefois un artiste de génie qui se nommait Antonello dont il est question dans les livres, il y a aussi des œuvres de Caravage, c’est une ville où on sait goûter la peinture.

La Sicile lui semble proche depuis qu’il a reçu cette commande. À travers les petits carreaux de sa maison de la Sint Anthoniesbreestraat, il imagine le ciel de l’Italie, où il a toujours refusé de se rendre. Les sujets proposés par le commanditaire le séduisent : Aristote contemplant le buste d’Homère et Le Triomphe de Judith.

On imagine depuis l’époque romantique l’atelier de Rembrandt comme l’antre ténébreux d’un créateur solitaire. Il était sans doute le contraire : baigné de lumière et bourdonnant de la vie de ses élèves et de ses apprentis. Pour peindre l’obscurité avec exactitude, il faut le soleil, pour travailler comme lui, il faut des disciples, des assistants, des préparateurs de toiles et des broyeurs de pigments, du bruit et de la fureur autour de ces autoportraits méditatifs, des blagues de potache autour de ces scènes bibliques, des filles de joie qui montrent leurs seins, l’agitation d’une ville moderne et riche en fond sonore de ses paysages aux arbres noueux.