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Pour ce nouveau tableau, l’héroïne de la Bible devra être représentée comme aucun artiste n’osa jamais la montrer. Dans sa lettre, le commanditaire laisse le peintre libre de concevoir selon son génie la composition, les attitudes, le moment de l’histoire de Judith qui lui semblera le plus beau. C’est un gentilhomme, amateur d’art et collectionneur, il se nomme Antonio Ruffo. Il a envoyé une petite fortune à Rembrandt, pour qu’il exécute ces deux tableaux : cinq cents florins par pièce. En 1649, en échange d’un tirage de sa plus belle gravure, son ami Petersen Zoomer avait donné à Rembrandt une planche de Raimondi des plus rare, qu’il avait achetée cent florins — cela avait semblé tellement extravagant que la gravure, qui aurait dû être appelée Laissez venir à moi les petits enfants, avait été baptisée « la pièce aux cent florins » et on ne la connaissait plus désormais que sous ce nom. Antonio Ruffo promettait mille florins, par ces temps incertains, c’était royal.

Pour le premier tableau, ce sera facile. Rembrandt a trouvé un buste d’Homère en plâtre. Face au poète aveugle, il placera le visage d’un modèle qui jouera le rôle du plus grand des philosophes antiques, qu’il montrera dans son habit sombre, décoré d’une chaîne d’or, présent d’Alexandre le Grand, qui a été son élève.

Pour le second, il veut plaire à Antonio Ruffo, dont on dit qu’il aime les jolies femmes. Il relit la Bible, avant de commencer à peindre, le passage où Judith s’introduit de nuit dans le camp d’Holopherne, la manière dont elle séduit le chef de guerre ennemi, un gros barbu en cuirasse, qu’il n’a pas envie de peindre et qu’il éliminera du tableau. Elle va passer la nuit sous sa tente, avec ce soudard, et, le lendemain, ressortir victorieuse, tenant à la main sa tête tranchée. Parmi les modèles qui posent pour lui, Rembrandt sait déjà qu’il choisira la plus jeune, la plus jolie.

Personne ne s’est jamais demandé comment Judith avait fait pour fuir du camp ennemi après son crime — un crime qui sauvait son peuple. Rembrandt y pense depuis quelques jours, imagine les tentes, les soldats, les costumes, la pagaille…

Il a trouvé : elle est partie, au commencement du jour, profitant des dernières ténèbres, sur le palefroi de la brute. Elle a dû monter sur la bête et la lancer au galop, et comme ses robes, qu’elle portait pour séduire l’homme, ne devaient sans doute pas être des tenues de cavalière, il imaginait qu’elle était apparue, après cette nuit d’amour et de mort, glorieuse et terrible, nue.

Judith à cheval, triomphante et nue, comme la vérité antique, comme Vénus choisie par Pâris, comme Ève au jour de sa naissance quand elle sortit de la côte d’Adam, ce serait la plus crue et la plus belle des figures bibliques et, en même temps, la plus belle des jeunes femmes mythologiques jamais peinte.

Personne n’avait jamais osé représenter une femme nue à cheval. Il riait d’avance de ces peintres qui brossent des nymphes alanguies aux longues cuisses, de ces nudités chastes et calmes. Il peindrait la nudité guerrière, une belle fille aux cuisses blanches, aux seins dévoilés, une héroïne qui vient de réussir ce qu’aucun homme ne pouvait faire, et qui monte à cru. Aucun besoin de s’encombrer, dans la composition, du cadavre d’Holopherne ou de sa tête sortant d’un sac. Il y aurait la nuit, un cheval magnifique — il avait un carton de croquis faits dans sa jeunesse qui l’aidaient à peindre les chevaux — et le modèle qu’il se réjouissait déjà de voir poser ainsi, une semaine entière, pour lui seul, dans cette pièce de la maison où aucun élève n’avait le droit d’entrer, l’atelier du maître. Et même si la fille insistait, il ne lui montrerait pas le tableau. Elle n’aurait pas le droit de franchir la ligne de craie qu’il allait tracer sur le sol. Pas plus que lui.

Quelques années plus tôt, en janvier 1649, le roi Charles Ier d’Angleterre avait été décapité. Tout le monde avait hurlé dans les Pays-Bas, et en particulier le jeune stathouder d’alors, dont la femme Amalia van Solms cousinait avec les Stuarts. Son tableau pouvait être dangereux, à cause de cet Holopherne, décapité aussi, un esprit malveillant pouvait y voir une allusion politique. Le jeune stathouder est mort depuis, mais on se souvient, en ville, de la révolution anglaise et de Cromwell. Il fallait veiller à ce que nul à Amsterdam ne puisse voir l’œuvre, aucun de ses disciples, et surtout pas les plus admiratifs, qu’elle ne soit pas copiée, pas gravée, que nul ne puisse s’en inspirer — payer la fille pour qu’elle se taise — et que la toile parte vite en caisse, le vernis à peine sec, pour la Sicile.

Cette année 1654, les deux toiles de Rembrandt, Aristote et Judith, prirent donc le bateau en direction du port de Naples. Le mécène italien s’en déclara très heureux. Dans les années qui suivirent, Antonio Ruffo commanda au Guerchin, qui avait soixante-dix ans, le plus réputé peut-être des peintres italiens dans ces années-là, une œuvre qui serait le pendant de son Aristote, dont il lui fit parvenir un croquis : il voulait un astrologue en méditation. Le Guerchin répondit par ces mots restés célèbres : « Votre peinture de Rembrandt ne peut être que la perfection. J’ai vu des gravures d’après ses tableaux. Il est facile d’imaginer que sa couleur égale son dessin. Et moi, je suis un débutant à côté de ce grand maître. »

Ruffo accrocha-t-il Le Triomphe de Judith dans son cabinet de travail ? Plaça-t-il le tableau dans sa chambre ? Ruffo, riche et heureux, commanda encore d’autres œuvres à Rembrandt, un Alexandre le Grand et un Homère dictant l’« Odyssée » et durant des années le Hollandais et le Sicilien continuèrent à correspondre sans s’être jamais rencontrés autrement que par des mots et des peintures. Toute sa vie, Ruffo, qui possédait aussi plusieurs toiles de Nicolas Poussin, plaça au plus haut ses Rembrandt. Il ne les montrait pas à tous ceux qui venaient le voir, attirés par le renom de sa collection, mais seulement aux hôtes qu’il estimait capables de comprendre un si grand art.

Aristote contemplant le buste d’Homère est une œuvre bien connue, que Pénélope avait dans ses fameuses fiches du temps de l’École du Louvre. Il est conservé à New York, au Metropolitan Museum. Tous les autres tableaux de Rembrandt que posséda Antonio Ruffo sont aujourd’hui considérés comme perdus.

9

Pénélope offre un tableau au Louvre

Paris,

vendredi 30 juin 2000

Pénélope est redevenue brune. La blonde de Venise, ça restera sur quelques photos, comme un souvenir parmi d’autres. Et quand ses amis regarderont ces photos, jamais ils ne pourront imaginer ce qu’a vécu là-bas, en huit jours de colloque, cette biondina. Huit jours, pensent les collègues, c’est bien trop long pour un colloque, on voit bien que c’était à Venise…

Paris-Match titre : Le Rembrandt de Venise entre au Louvre. Un exemplaire du numéro spécial hors série est offert, par une hôtesse en tailleur rouge, à chacun des invités de la soirée dans un sac de toile noire portant le logo des éditions du Louvre — avec un magnifique drap de bain en pur coton anatolien.

Le munificent Jeffrey Karaguz, un peu perdu dans la foule, en costume Armani, ne manifeste aucune émotion. Il figure parmi les grands mécènes du musée, et c’est à ce titre qu’il est présent. Personne ne sait qu’il est celui qui offre le tableau.