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De retour à Paris, en passant devant l’École des beaux-arts, quai Malaquais, l’affiche d’une exposition attire le regard de Pénélope : « Créations d’aujourd’hui — Paris-Rome. Neuf artistes de la Villa Médicis. »

Les pigeons qui marchent sur les quais sont gras comme des lions vénitiens. Pénélope se tait, les regarde.

Pénélope comprend, en une seconde. Il lui manquait une pièce. Rosa et Gaspard étaient des improvisateurs un peu fous, ils avaient cru qu’ils allaient récupérer un Rembrandt et que cela leur donnait droit de vie et de mort. Que personne ne les inquiéterait. Que Novéant était un criminel, et Lamberti son complice, et qu’il fallait faire justice. Très bien tout cela, mais à eux aussi il manquait la pièce essentielle de l’échiquier. Rosa et Gaspard n’ont pas agi seuls. Ils étaient aidés, protégés. Il y avait un ami qui pensait pour eux. Un ami sur lequel Novéant se reposait aussi, un ami puissant. Un ami qui savait tout de Rosa, de ses angoisses de petite fille, des traumatismes de son enfance, l’origine de sa folie. C’était tellement évident. Et lui était un vrai tueur. Capable de jeter un vieillard par une fenêtre. Capable de se débarrasser en douceur de ses complices, y compris de Rosa, la toute-puissante prêtresse de la littérature à la télévision. Un homme qui n’avait pas compris, pourtant, que Novéant avait fait passer son cheval d’une île à une autre, d’une case noire à une case noire — qui n’avait pas deviné que le Rembrandt était à Stromboli.

À la Villa Médicis, dans son bureau de cardinal, l’ambassadeur Rodolphe Lambel s’apprête à rentrer à Paris pour vivre, avec modestie et une nuance de tristesse, son triomphe. Il relit l’éloge de son ami de toujours, Achille Novéant, auquel il vient de succéder à l’Académie française. Une élection « de maréchal », après un seul tour de scrutin. Ce soir, à la Villa, il donne une fête, avec du champagne payé « de sa poche », douce dépense faite dans l’euphorie. Même Jacquelin de Craonne, dit-on, qui détestait Novéant, aurait voté pour Lambel, que tout le monde aime bien. Rodolphe Lambel n’est pas vraiment écrivain, on l’a élu parce qu’il représente l’alliance de la vie artistique et de l’ouverture au monde, un mélange de francophonie diplomatique et d’encouragement à la jeune création. Il est l’auteur d’un essai sur les relations diplomatiques à l’heure de la globalisation et d’une dizaine de belles préfaces dans les catalogues des expositions de la Villa.

Personne ne sait que ce Novéant, depuis leurs années d’études, Lambel le haïssait. Il était son rival, un rival qu’il avait si souvent embrassé sans jamais parvenir à l’étouffer. Novéant avait jusqu’au bout tout fait mieux que lui : et là, à soixante-trois ans, il allait publier la redécouverte de ce tableau que Rosa revendiquait. Lambel avait tout fait pour lui faire peur, pour que ce soit lui qui puisse offrir ce tableau à la France. Qu’il venge son père, fusillé à la Libération, en demandant qu’une salle du Louvre porte son nom. Avec ce Rembrandt, avec la Villa Médicis, il avait enfin de quoi écrire un grand livre, entrer dans le cercle. Rosa l’aiderait, avec son émission, son réseau, sa folie. Les réseaux des enfants de fascistes sont internationaux. La complicité qui unit les fils des mussoliniens et ceux des collaborateurs français est complexe : personne n’est obligé de porter le poids des fautes de ses pères. Mais beaucoup se connaissent, se voient, parlent entre eux de ces vieilles histoires. La Villa avait été le décor du calvaire de Rosa, quand elle était petite fille. Elle serait l’écrin de sa revanche, de leur revanche. En public, Rosa Gambara et Rodolphe Lambel faisaient semblant de se mépriser depuis toujours — depuis qu’ils avaient quinze ans, ils étaient complices. Novéant, pour ne rien avouer à Lambel, avait sauté.

Novéant avait été le grain de sable. Et le pauvre vieux se méfiait tellement peu qu’il était allé lui demander refuge. Le dernier soir, Lambel avait voulu le terroriser, lui faire avouer par la force ce que Novéant ne voulait pas dire. Mais aujourd’hui c’était fini. Lambel pleurait un ami, il était académicien. Seule une folle internée à Vicence avait tenté de l’accuser, mais personne n’y avait ajouté foi. Gaspard Lehman, ce jeune homme qui en avait encore pour dix ans de taule, il ne l’avait jamais rencontré. C’est sans doute parce qu’on ne l’a jamais compté parmi les « écrivains français de Venise », ni même parmi les écrivains tout court, que personne, durant la longue enquête qui a duré six mois, ni la police italienne ni la police française, ni même cette petite conservatrice qui a voulu se mêler de ce qui ne la regardait pas, personne, absolument personne, ne l’a jamais soupçonné.

Précisions historiques et remerciements

L’auteur présente ses excuses aux écrivains qu’il a transformés en personnages de cette intrigue sans leur demander leur avis. Il remercie tous les amis, en Italie et en France, qui l’ont inspiré, parfois sans s’en douter, lors de l’écriture de ce troisième épisode des enquêtes de Pénélope — épisode qui peut se lire, bien sûr, indépendamment des deux premiers : Bikem et Roger de Montebello, Jean-Jacques Aillagon, Benedikte Andersson, Isabelle et Frédéric Andersson, Laure Beaumont-Maillet, Martin Bethenod, David Blin, Violaine et Vincent Bouvet, Laurence Castany de Bussac, Marjorie et Guillaume Cerutti, Claire de Chassey, Éric de Chassey, Jean-Christophe Claude, Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Henry-Claude Cousseau, Nicolas Delarce, Laurent Delpech, Daphné Doublet-Vaudoyer, Bertrand Dubois, Béatrice de Durfort, Dominique Fanelli, Christine Flon, Bruno Foucart, Jean-Louis Gaillemin, Élisabeth et Cyrille Goetz, Alessandro Grilli, Michaël Grossmann, Delphine et Stéphane Guégan, Valentine et Markus Hansen, Nick Henry-Stolz, Dominique Jacquot, Barthélémy Jobert, Robert Kopp, Constance et Laurent Le Bon, Jacques Lamas, Arnaud Leblin, Christophe Leribault, Jean-Christophe Mikhaïloff, Frédéric Mion, Dominique Muller, Ziv Nevo Kulman, Christophe Parant, Polissena et Carlo Perrone, Véronique et Arnauld Pierre, Gilda Piersanti, Nicolas Provoyeur, Brigitte et Gérald de Roquemaurel, Béatrice et Pierre Rosenberg, Xavier Samson, Alain Seban, Jean-Yves Tadié, Thierry Taittinger, Thierry Tuot.

Parmi les nombreux livres sur Venise qui ont permis de préparer ce roman, écrit presque entièrement sur place, les quelques ouvrages suivants permettent de prolonger la rêverie de manière plus savante, et de démêler le vrai du faux.

Pour les guides, le meilleur reste le petit volume rouge de Giulio Lorenzetti, Venezia e il suo estuario, Guida storico-artistica, presentazione di Nereo Vianello, Trieste, Edizioni Lint, 1963 (constamment réimprimé et mis à jour). Il est d’une grande précision, c’est selon toute vraisemblance celui que Pénélope a dans son sac à main.

Dans la multitude des guides plus contemporains, on recommandera chaleureusement Hugo Pratt, Guido Fuga, Lele Vianello, Venise. Itinéraires avec Corto Maltese, Casterman-Lonely Planet, 2010.

Sur le café Florian et le Club des longues moustaches, ainsi que sur la naissance du cercle des écrivains français de Venise, on se reportera à l’étude de Sophie Basch, professeur à l’université de Paris-Sorbonne, Paris-Venise 1887–1932. La « folie vénitienne » dans le roman français de Paul Bourget à Maurice Dekobra, Honoré Champion, 2000, et en particulier le chapitre VI, « Venise n’est pas une fête ».

Le livre de Michel Bulteau, Le Club des longues moustaches, Le Rocher, 2004, donne lui aussi de cette période une image très vivante. Nous nous permettons enfin de renvoyer à notre article, « Jean-Louis Vaudoyer », dans le volume collectif Proust et ses amis, sous la direction de Jean-Yves Tadié, p. 84–100, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2010.