La chapelle était tendue de tapisseries, et la pierre des fonts garnie de velours violet. À côté se trouvait une table où l’on avait étendu une couverture de menu-vair, et par-dessus une nappe fine, et par-dessus encore placé des coussins de soie. Quelques grilles à braises ne suffisaient pas à dissiper l’humide froideur.
Marie déposa l’enfant sur la table pour le démailloter. Attentive à ne point faire d’erreurs, elle avait le cœur battant, et distinguait à peine les visages autour d’elle, tant elle était émue. Aurait-elle jamais imaginé, elle, fille chassée de sa famille, qu’il lui appartiendrait de tenir un rôle si important dans le baptême d’un roi, entre le régent de France et la comtesse d’Artois ? Éblouie par ce retour de fortune, elle était pleine de gratitude, à présent, pour madame de Bouville, et lui avait demandé pardon de son insoumission de la veille.
Tout en déroulant les langes, elle entendit le connétable s’informer de son nom, et d’où elle venait ; elle se sentit rougir.
Le chapelain de la reine avait soufflé quatre fois sur le corps du nouveau-né, comme aux quatre branches d’une croix, pour ôter de lui le démon par la vertu du Saint-Esprit ; puis, crachant sur son index, il lui avait enduit de salive les narines et les oreilles, pour signifier qu’il ne devait pas écouter les voix du diable, ni respirer les tentations du monde et de la chair.
Philippe et Mahaut soulevèrent le petit roi l’un par les jambes et l’autre par les épaules. Le régent, de ses yeux myopes, considérait avec insistance le sexe minuscule de l’enfant, ce rose vermisseau qui mettait en échec toute sa savante combinaison successorale, ce dérisoire symbole de la loi des mâles, infime mais infranchissable obstacle entre lui et la couronne.
« De toute manière, pensait Philippe pour se consoler, je suis régent durant quinze années. En quinze ans bien des choses peuvent survenir ; serai-je moi-même vivant dans quinze ans ? Et cet enfant vivra-t-il jusque-là ? »
Mais régence n’est pas royauté.
L’enfant était resté fort calme, et même somnolent pendant les rites préliminaires. Il ne fit entendre sa voix que lorsqu’on le plongea entièrement dans l’eau froide ; mais alors, il hurla jusqu’à s’en étrangler. Par trois fois, tandis que les autres parrains et marraines, Gaucher, Jeanne de Poitiers, les Bouville, le sénéchal, étendaient les mains au-dessus de son petit corps nu, il fut immergé, d’abord avec la tête vers l’Orient puis au Nord, puis au Sud, pour figurer le dessin de la Croix.[19]
Jean Ier se calma aussitôt qu’on l’eut sorti du bain glacial, et accepta paisiblement le saint chrême dont on lui oignit le front. Puis on le reposa sur les coussins où Marie de Cressay se mit à le sécher tandis que les assistants se tassaient au plus près de la chaleur des poêles à braise.
Soudain la voix de Marie de Cressay emplit la chapelle.
— Seigneur ! Seigneur ! Il trépasse ! cria-t-elle.
Tous se projetèrent vers la table. Le bébé-roi avait pris une teinte bleue qui fonçait d’instant en instant jusqu’à devenir noirâtre ; il avait le corps raidi, les bras crispés, la tête tordue, et ses paupières ouvertes ne laissaient apparaître que des globes blancs.
Une main invisible étouffait cette vie sans conscience, entourée de cierges vacillants et de fronts anxieusement penchés.
Mahaut entendit murmurer :
— C’est elle.
Elle releva les yeux et rencontra les regards du ménage Bouville. « Qui a donc fait le coup pour m’en charger ? » se demanda-t-elle. Cependant la ventrière avait pris l’enfant des mains tremblantes de Marie et s’efforçait de le ranimer.
— Il n’est pas sûr qu’il meure, il n’est pas sûr, dit-elle.
Le nourrisson resta ainsi rigide, distendu et sombre près de deux minutes qui parurent infinies ; puis, brusquement, il fut agité de secousses violentes projetant la tête en tous sens. Les membres se retournaient ; on n’eût jamais cru qu’une telle force pût parcourir un corps si chétif ; la ventrière devait le serrer pour qu’il ne lui échappât. Le chapelain se signa, comme s’il était en présence d’une manifestation diabolique, et se mit à réciter les prières des agonisants. L’enfant grimaçait, bavait ; son aspect noirâtre avait disparu pour faire place à une pâleur glacée, non moins effrayante. Un moment il parut s’apaiser, urina sur la robe de la ventrière et on le pensa sauvé. Puis aussitôt sa tête tomba ; il devint mou, inerte, et cette fois chacun vraiment le jugea mort.
— Il était grand temps de le baptiser, dit le connétable.
Philippe de Poitiers ôtait de ses mains les gouttes chaudes tombées des cierges.
Et soudain le petit cadavre agita les pieds, poussa quelques cris, faibles encore mais plutôt joyeux, et ses lèvres s’animèrent d’un mouvement de succion. Le roi était en vie, et il voulait téter.
— Le démon s’est fort débattu avant de lui sortir du corps, dit le chapelain.
— Il n’est point fréquent, expliqua la ventrière, que les convulsions saisissent les enfants si tôt. C’est parce qu’il est venu avec les fers ; cela se voit parfois. Et puis le lait de la nourrice lui a manqué pendant plusieurs heures…
Marie de Cressay se sentit coupable. « Si au lieu de me disputer avec Madame de Bouville, j’étais accourue aussitôt… » pensa-t-elle.
Nul, évidemment, n’aurait mis en cause l’immersion en eau froide, ni aucune des tares héréditaires, boiterie, démence, épilepsie, qui reparaissaient assez régulièrement dans la famille.
— Croyez-vous qu’il ait à souffrir d’autres accès ? demanda Mahaut.
— C’est fort à craindre, Madame, répondit la ventrière. On ne sait jamais quand va venir ce mal, ni comment il finit.
— Le pauvre petit ! dit Mahaut bien fort.
On reporta le roi au château et l’on se sépara sans joie.
Philippe de Poitiers ne desserra pas les dents tout le temps du retour. Rentré au Palais, il laissa sa belle-mère le suivre et s’enfermer avec lui.
— Vous avez manqué de peu, tout à l’heure, d’être roi, mon fils, lui dit-elle.
Philippe ne répondit pas.
— En vérité, après ce que nous avons vu, personne ne s’étonnerait si cet enfant mourait ces jours-ci, reprit-elle.
Le régent continuait de se taire.
— S’il venait à disparaître, vous seriez toutefois obligé d’attendre la majorité de Jeanne de Navarre.
— Nenni, ma mère, nenni, répondit vivement Philippe. Nous ne sommes plus liés dorénavant par le règlement de juillet. La succession de Louis est close ; c’est celle du petit Jean qui s’ouvrirait alors. Entre mon frère et moi il y aurait eu un roi, et je serais héritier de mon neveu.
Mahaut le regarda avec admiration : « Il a échafaudé cela pendant le baptême ! »
— Vous avez toujours rêvé d’être roi, Philippe, avouez-le, dit-elle. Déjà quand vous étiez enfant vous cassiez des branches pour vous en faire des sceptres !
Il releva un peu la tête et lui sourit, laissant un silence s’écouler. Puis, redevenant grave :
— Savez-vous, ma mère, que la dame de Fériennes a disparu d’Arras, et aussi les hommes que j’avais envoyés pour l’enlever et la mettre hors d’état de trop parler ? Il paraîtrait qu’elle est tenue secrètement en quelque château d’Artois, et l’on dit que vos barons, là-bas, s’en vantent.
Mahaut se demanda ce que signifiait cet avertissement. Philippe Voulait-il seulement la prévenir des dangers qu’elle courait ? Ou lui prouver qu’il prenait soin d’elle ? Était-ce manière de confirmer l’interdiction de jamais plus recourir au poison ? Ou bien, au contraire, en faisant allusion à la fournisseuse, lui donnait-il à entendre qu’elle avait les mains libres ?
19
Le baptême, à cette époque, était toujours donné le lendemain de la naissance.
L’ablution par immersion totale en eau froide fut pratiquée jusqu’au début du XIVème siècle. Un synode, tenu à Ravenne en 1313, décida pour la première fois que le baptême pouvait être également donné par aspersion, s’il y avait pénurie d’eau bénite ou si l’on craignait que l’immersion complète ne compromît la santé de l’enfant. Mais ce ne fut vraiment qu’au XVème siècle que la pratique de l’immersion disparut.